[Adolescentes, les nouvelles rebelles | Patrice Huerre, Stéphanie Rubi (avec Anne Lanchon)]
Cet ouvrage est constitué d'un entretien sans doute oral entre une journaliste – Anne Lanchon –, une sociologue spécialisée en sciences de l’Éducation – Stéphanie Rubi – , et un pédopsychiatre consultant près une Cour d'appel – Patrice Huerre. Dans la succession de très brèves interventions des deux spécialistes, induites ou interrompues par les questions de la journaliste, tous les défauts du genre apparaissent : il y a beaucoup de redites, très peu d'approfondissement, et les positions de chacun se caractérisent avec tant de clarté qu'elle finissent par paraître caricaturales. La journaliste est à l'affût du scoop, suggère le caractère inouï et dangereux d'une délinquance d'adolescentes de sexe féminin qui tendrait à se calquer sur celle des garçons dans une spirale d'insécurité croissante. Les deux spécialistes nient, nuancent, précisent, catégorisent, contextualisent, l'une par le prisme des explications sociologiques, l'autre par celles du psychisme individuel conditionné par son passé, comptant sur l'éventualité de la rémission notamment par les rencontres et la maturation. Puis, progressivement, les divergences s'accentuent entre les deux : principalement sur la question de la prégnance de l'assignation de rôles genrés, question fondamentale chez SR, et en somme sur les origines plutôt endogènes ou plutôt exogènes de l'agressivité des jeunes filles en question. Les problématiques de la sociabilité identitaire et de l'inscription dans le groupe de pairs, par contre, réunissent les spécialistes, chacun selon sa perspective.
Le lecteur un peu plus « réflechissant » que celui qui n'est que (dés-)informé par les actualités à scandale, se trouve donc frustré par les questions de la journaliste et ne peut que déplorer que le format empêche aux deux dialoguants de développer davantage les spécificités et les originalités de leurs points de vue, qui pointent parfois cependant, et même leurs divergences, d'une manière plus argumentée. Cette argumentation pourrait montrer soit des complémentarités interdisciplinaires fructueuses, soit éventuellement des incompatibilités irréductibles – ce qui semble pourtant peu probable, à condition néanmoins qu'ils ne soient pas poussés à la simplification extrême imposée par le rappel à l'ordre de la vox populi atterrée devant les « incivilités » de cette « nouvelle jeunesse délinquante masculinisée ». Cette même simplification se révèle par la répartition dans des chapitres s'articulant selon le lieu ou le contexte dans lesquels la violence se déclare : « la famille », « l'école », « internet » et « la rue ». Cette répartition est clairement inadaptée à rendre compte des causes du phénomène, qu'elles soient plutôt sociales ou plutôt individuelles-psychiques. Par contre, les intervenants sont sommés de suggérer des solutions qui, dans un tel cadre discursif, ne peuvent être qu'aussi banales qu'elles sont générales... il en résulte une sorte de propos lénifiant désamorçant les angoisses médiatiques constamment reprises et réitérées sur ce sujet.
Cit. :
1. « Le langage remplit quatre fonctions : ludique, initiatique, cryptique et identitaire. L'enfant joue avec les mots, ceux qui relèvent du domaine de la sexualité notamment, et qu'il n'a pas le droit d'utiliser. Il franchit une ligne jaune et le sait. Cette fonction ludique est très fréquente chez les adolescents, avec des processus de surenchère, et de joutes verbales entre pairs. Elle est associée au plaisir du verbe et se rencontre à tout âge, dans tous les groupes sociaux. […] La fonction initiatique est centrale à l'adolescence et relève de la sociabilité du groupe de pairs. Les termes utilisés, associés à la prononciation, à l'élocution, à l'intonation, confèrent à chacune une place à chacune une place dans la hiérarchie de dominance : le langage participe à la construction de la "face" présentée aux autres, et investit celle qui la maîtrise d'un certain pouvoir. La fonction cryptique s'oppose au langage légitime, et s'exerce contre les adultes de l'école, dans les lieux publics. Les termes issus de langues étrangères, parfois détournés de leur signification première, y occupent une place conséquente. La fonction identitaire, pour finir, a pour objectif de marquer mon identité, de la présenter aux autres, et de vérifier que mon interlocuteur appartient au même univers que moi. S'il comprend ce que je dis, s'il possède les mêmes codes langagiers, il peut intégrer mon groupe. Le langage devient alors un des outils de récolte des informations. » (SR, pp. 35-36)
2. « Je vous livre un extrait d'un journal, L'Abbévillois, daté du 1er décembre 1882, qui rend compte d'une émeute survenue dans un lycée pour filles à Montpellier : "Une directrice d'externat déplacée harangue les externes qui démolissent les barrières, brisent les vitres et vomissent des obscénités à la face de la directrice d'internat. Elles ont beuglé La Marseillaise. Les infantes, élevées sur les genoux de la République dans le culte des idées nouvelles que résume la formule 'Ni Dieu ni maître', promettent de fières épouses aux infortunés crétins qui voudraient bien les honorer de leur confiance. Que de promesses, sapristi, dans les incartades de ces Louise Michel en herbe, pour qui l'insurrection est déjà le plus sacré des devoirs !" » (SR, pp. 75-76)
3. « Je pense que les adolescentes les plus provocantes détiennent des potentialités au-dessus de la moyenne. Tout le problème consiste à les aider à transformer ce capital en production utile pour elles et pour leur entourage, au lieu de les stigmatiser et de les inciter à cadenasser ce potentiel. Leur agressivité est un moteur, sous réserve qu'elles rencontrent un adulte qui reconnaît leur talent, leur fait des propositions adéquates, et ne les abandonne pas en cours de route. Les enseignants, bien souvent, se limitent à fustiger leur indiscipline, leur irrespect... au lieu de souligner leurs compétences. » (PH, p. 82)
4. « […] on n'assiste pas pour autant à une masculinisation générale de leurs comportements. Elles empruntent des attributs masculins comme le fait de cracher ou de se battre avec les poings... Certaines en jouent, mais elles savent aussi répondre aux normes de genre, c'est-à-dire aux rôles sociaux de la féminité, qui décrètent que cracher est un trait masculin, donc transgressif pour les filles. Le problème, je le répète, se pose lorsque les adolescentes n'ont plus de marge de jeu face à ces comportements : tant qu'elles ont de la distance, tant qu'elles font preuve de cynisme à leur égard, y compris ceux qui bousculent les codes sexués, c'est qu'elles n'y sont pas aliénées. » (SR, pp. 111-112)
5. « Les outils numériques servent de support à la construction identitaire, ce sont des supports de sociabilité, des prolongements de soi. L'adolescente crée son blog, son site, son avatar, elle orne son profil Facebook à la manière dont elle aimerait être perçue, ou, à l'inverse, pour se cacher derrière un masque. […] La puissance de l'impact sur les autres est telle que les réseaux sociaux s'avèrent redoutables, lorsqu'ils sont utilisés à des fins d'ostracisme. Il suffit, pour humilier sa rivale, de modifier son profil, d'un créer un faux, ou de publier sur son mur des images compromettantes. C'est très facile, et l'ampleur et la rapidité de la nuisance sont phénoménales. » (SR, pp. 145-146)
6. « SR : La recherche sociologique internationale ne connaît pas encore les éléments déclencheurs qui, dans la rencontre avec autrui, avec un un lieu ou avec une équipe, permettent à l'adolescente de s'extraire durablement de ces identités aliénantes.
- PH : Parce qu'ils conjuguent plusieurs facteurs : sociologiques, psychologiques, historiques, dont aucun ne se suffit à lui-même. Personnellement, je crois beaucoup aux rencontres, pour faire basculer un destin. Elles ne sont malheureusement pas prévisibles, par définition. On peut éventuellement les proposer, mais le déclic n'opère pas toujours. » (p. 172)
7. « La délinquance initiatique s'exprime par des expériences ordaliques : prises de risques pour évaluer ses possibles, affrontements avec les forces de l'ordre pour défier la loi. Elle concerne 80% des affaires de délinquance juvénile, qui donnent rarement lieu à des récidives. Une action éducative n'est donc pas nécessaire. Les réponses institutionnelles s'adaptent à cette forme de délinquance, assimilable à un rite de passage vers l'âge adulte : elles ne doivent pas induire une "contre-identité" de "délinquant". […]
La deuxième forme de délinquance, dite pathologique, concerne une minorité de jeunes et nécessite une action éducative plus "lourde". […] Les adolescent(e)s, bien souvent, ont vécu un grave déséquilibre psychologique d'origine familiale, qui est en cause dans leurs passages à l'acte violent. L'approche est d'ordre clinique, donc, et la réponse un jugement sur l'identité, afin d'enrayer la crise : "tu es un voleur". […]
Ce système dualiste se fissure avec les "violences urbaines" des années 1980. Une nouvelle forme de délinquance émerge alors, dite d'exclusion, à laquelle les institutions ne savent pas répondre, laissant la place à une tentation répressive justifiant un contrôle pénal plus dur. […] La délinquance d'exclusion est collective et territorialisée, ancrée dans le chômage, la précarité et l'insécurité sociale. Elle provient de "segments" de population et de territoires urbains fortement et durablement touchés par l'exclusion et de multiples formes de ségrégation (territoriale, scolaire, professionnelle), et concerne les garçons comme les filles. Les individus, pris séparément, sont "irréprochables", "normés", munis de "repères", mais changent radicalement de comportement, dès qu'ils sont emportés dans des logiques de groupe. » (SR, pp. 200-202)
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