Avec une belle maîtrise de la construction narrative, dans un style moderne et parfois un peu maniériste, le jeune auteur s'attelle à la question de l'aliénation par le monde virtuel, dans un roman dédié en exergue aux « âmes entrouvertes au charme du néant ». On y reconnaît une certaine empreinte nihiliste, peut-être heideggerienne, une admiration passionnée pour Serge Gainsbourg et une connaissance approfondie des Évangiles. Servi par un incipit percutant sous forme de poème en prose truffé d'oxymores, campant son action dramatique dans le futur imminent – le 7 novembre 2022 – pour poursuivre ensuite en flashback sur une durée de quelques mois, le roman ne perd jamais son souffle. Néanmoins, la vraie gageure stylistique me semble avoir été d'avoir su distinguer la voix du narrateur de celle du personnage principal, Julien Libérat, l'auteur des textes poétiques qui parsèment le récit, un jeune looser de vingt-huit ans qui échoue dans sa vocation de musicien, rate sa vie amoureuse, glisse irréversiblement dans le néant et se rend peut-être à peine compte que son succès planétaire en tant qu'(anti-)poète maudit dans l'Antimonde dans lequel il se jette à corps perdu n'est dû qu'à une machination perverse et assez aléatoire du sinistre Adrien Sterner, concepteur dudit jeu vidéo en ligne, patron informatique multi-milliardaire, lequel se prend sérieusement pour Dieu... Devant ces deux personnages principaux, les autres, appartenant au monde réel ou au virtuel, y compris le rôle féminin, ne font figure que de médiocres comparses : c'est dommage et cela représente un défaut du roman qui, de ce fait, n'atteint pas la hauteur d'un grand portrait social. D'autre part, et en contrepartie, l'auteur a la finesse de ne pas verser dans un roman-critique sociale ou critique philosophique, autrement dit de ne jamais être moralisateur. Les jeunes gens, conscients ou non de la détresse dans laquelle l'abus du virtuel peut les plonger, et plus encore ceux qui vivent dans leurs tripes, et surtout sans qu'il faille les en blâmer, l'appel charmeur du néant, lui en sauront gré...
Cit. :
« Julien oscillait également entre le "moi", le "on" ou le "nous", ce qui l'emmenait dans des directions différentes : exprimer l'intime, décrire l'aliénation d'une société robotisée, apostropher vivement ses lecteurs. Malgré ces variations, toutefois, l'enjeu restait le même. Il s'agissait, dans tous les cas, de dépeindre une humanité qui n'avait plus rien d'humain.
Le plus souvent, Julien ouvrait ses poèmes en évoquant des expériences concrètes : scroller sur Facebook, avoir des followers sur Twitter, créer des hashtags. Tels des fleuves confluents, ces tableaux menaient à la même noirceur. Les réseaux sociaux se voyaient toujours décrits comme des usines à souffrance, comme des machineries destinées à abrutir les gens, comme les dispositifs d'une pollution mentale. Dans un texte inédit, c'est-à-dire non publié sur la Contre-Société, Julien se moquait des adultes qui, comme les adolescents, s'envoyaient des smileys en guise de communication. » (p. 223)
« Avec son lyrisme coutumier, il [Sterner] annonça une vague de fatigue qui recouvrirait bientôt l'ensemble des pays développés : l'absence de valeurs suprêmes et l'amertume généralisée engendrerait une véritable épidémie de dépression, conduisant à une explosion du taux de suicide. Comme des bourgeois en fin de vie, les sociétés occidentales oscilleraient entre paresse et angoisse. Incapables de surmonter le moindre problème extérieur, paralysées par les menaces les plus insignifiantes, elles se replieraient à chaque nouvelle crise, réelle ou fantasmatique. Alors, effrayée par sa propre frayeur, l'humanité abdiquerait pour de bon. D'ici vingt ou trente ans, les réseaux sociaux classiques disparaîtraient totalement. Les gens n'auraient plus la force d'y mettre en scène leur vie quotidienne, de donner leur avis et de se disputer. D'ailleurs, ils ne se permettraient presque plus de penser à voix haute. Comme des feuilles mortes, ils se laisseraient emporter par le vent de l'époque. Un par un, milliard après milliard, les humains renonceraient au monde et se laisseraient transformer en anti-humains. À la fin, le néant gagnerait. » (p. 326)
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