Voici un livre de vulgarisation de la sociologie économique qui a eu un retentissement et un succès inhabituels pour la discipline. D'une lecture très abordable, riche d'exemples quotidiens, de débats d'actualité mais néanmoins rigoureux dans les références théoriques, l'essai prend son essor sur un thème assez classique de la sociologie de l'argent : les préjugés contre la gestion budgétaire des pauvres. Après avoir rappelé (Introduction) à la fois la difficulté de la définition du « seuil de pauvreté » et les ambiguïtés des politiques d'assistance destinées aux démunis, le chap. Ier suggère que les préjugés « pauvrophobes » (personnellement j'aurais préféré dire : « paupérophobes ») dérivent de deux biais moralistes : contre le misérable et contre l'argent en soi. Les chap. 2 et 3 ont pour dessein de démontrer que la gestion du budget des pauvres qui, selon la logique la plus courante dans les classes moyenne – mais aussi chez les travailleurs sociaux et autres préposés officiels à « l'éducation budgétaire »... – est irrationnelle, blâmable et révélatrice de leurs incapacités au point que leur condition en deviendrait justifiée, correspond en fait à une logique propre à leurs contraintes spécifiques ; à la fin de la démonstration, qui se garde de tout angélisme vis-à-vis de la pénurie ainsi que de la prétention de renverser les critères de l'épargne et de la consommation pour tous, il apparaît que, devant le relativisme de la priorisation des besoins selon les classes sociales, les pauvres sont des sujets économiques comme les autres, opérant des choix rationnels tout en se trompant parfois, sauf qu'ils sont soumis à un « moneywork » plus stressant (surtout les femmes des classes populaires) et qu'ils/elles disposent d'une moindre tolérance et d'une infime marge de manœuvre en cas d'erreur.
À partir de là, l'essai dépasse les questions « microéconomiques » et se penche sur la fonction macroéconomique de la pauvreté (chap. 4 et 5). En dépassant la théorie marxienne du « réservoir de main d’œuvre exploitable » tout en redonnant un sens actuel et très concret à la notion d'exploitation, l'auteur ne néglige pas les interrogations contemporaines sur la pertinence d'une « culture » ou bien de « pratiques » de la pauvreté, eu égard aussi au sentiment de déclassement et d'insécurité d'aujourd'hui, au stigmate de la misère et à la mise sous contrôle des classes précarisées, pour développer enfin quelques modalités par lesquelles la pauvreté constitue un secteur économique fort lucratif – notamment dans le logement, par l'uberisation de l'emploi, le retour de la domesticité (sous forme d'encouragement des services à la personne) et la finance du crédit à la consommation (y compris les crédits revolving). Enfin le chap. 6 remet sous les projecteurs la centralité du politique : la manière de transformer le discours sur la lutte contre les inégalités en politiques de l'emploi révèle une volonté de ne pas s'attaquer à la réduction de la pauvreté ; par ailleurs, les « vieilles solutions » redistributives de la richesse, sur la base des services publics et de l'assistance, mais aussi de l'assurance (Sécurité sociale, santé, retraites, invalidité), qui pourtant ont fait leurs preuves, sont contestées et démantelées ; le chap. 6 se clôt sur quelques considérations sur le débat concernant le revenu universel.
Table
Introduction. De l'argent pour les pauvres ? Quelle drôle d'idée...
1. Les coupables idéaux. Du bon et du mauvais pauvre
- Suspect numéro 1 : les pauvres
- Suspect numéro 2 : l'argent
2. De folles dépenses ? Du luxe à la survie
- Dépenses imposées
- De l'inutile tellement indispensable
- Reprendre le contrôle : vivre plutôt que survivre
3. Gérer l'ingérable. Petits arrangements avec la misère
- Vivre sans reste à vivre
- Dépenses et épargne en situation de pénurie constante
- Débrouille, système D et innovations : les initiatives économiques des pauvres
4. La pauvreté, c'est la pauvreté. De l'utilité publique du pauvre
- Une position plus qu'inconfortable
- De la « culture » à l'expérience
- La classe humiliée
5. Misère des pauvres, opulence des riches. La pauvreté, un business lucratif
- Les business de la pauvreté
- Ce que les riches doivent aux pauvres
- L'éternel retour des classes sociales
6. Tout ça, c'est politique. Solution et volonté
- Une question de volonté... et d'argent
- De vieilles solutions sous le feu de la critique
- Les bonnes questions du revenu universel
Conclusion. Une science publique pour lutter contre la pauvreté.
Cit. :
1. « Tout le monde a un avis sur ce que les pauvres devraient faire de leur argent. Tout le monde pense qu'il s'en sortirait mieux qu'eux à leur place... et donc tout le monde se convainc que, quand même, les pauvres méritent au moins un peu leur situation – l'attitude la plus généreuse en la matière consistant alors à essayer de leur expliquer comment bien gérer leurs ressources si ce n'est gérer celles-ci à leur place. » (p. 12)
2. « Arrêter de fumer, boire ou conduire, manger cinq fruits et légumes frais, épargner et économiser... Tout cela demande de pouvoir se projeter dans l'avenir. Et c'est là ce qu'il faut bien appeler, finalement, une compétence de classe. Il est compréhensible, lorsque l'on vit au bas de l'échelle, que l'on préfère la bonne chère et que l'on souhaite avoir des enfants qui se font plaisir avec la nourriture plutôt que de s'imposer et de leur imposer des normes alimentaires contraignantes. Pour que les pauvres fassent des choix en fonction de l'avenir, encore faut-il qu'ils en perçoivent un. » (p. 131)
3. « S'ils étaient soudainement dotés de plus d'argent, tous les pauvres ne se transformeraient pas immédiatement en d'avisés investisseurs que l'ascétisme conduirait sur la voie du succès et de l'accomplissement capitaliste. Il n'y a, parmi les pauvres, sans doute pas plus de petits génies de l'économie que dans le reste de la population. Mais c'est là tout le problème, sans qu'il y ait chez eux ni plus ni moins de capacités à bien gérer son argent, les pauvres se trouvent quand même plus souvent en difficulté.
C'est bien que la pauvreté exige un moneywork plus important que les autres conditions économiques, elle demande plus d'efforts, impose plus de sacrifices, et tolère, finalement, moins d'erreurs. » (p. 172)
4. « Traçant un parallèle avec la charité religieuse où le salut de l'âme du donateur importe plus que l'utilité du don pour le receveur, il [Georg Simmel, in : Les Pauvres] note que l'enjeu des aides publiques n'est pas la satisfaction des besoins des plus fragiles mais bien ceux de la société. Il s'agit moins d'aider les pauvres que, selon le cas, de contrôler les risques qu'ils représentent ou de rétablir les conditions de leur utilité économique en les faisant participer, d'une façon ou d'une autre, au marché du travail. Autrement dit, les dispositifs d'assistance constituent une forme de régulation des pauvres et non une tentative de résorption de la pauvreté. » (p. 224)
5. « Des taux élevés à l'adresse des ménages pauvres, des contrats faciles à signer promettant de l'argent rapide pour ceux qui ont besoin de "joindre les deux bouts" en urgence, des crédits revolving qui permettent d'avoir une réserve toujours disponible pour faire face aux coups durs... et, pour les organismes prêteurs, le plus souvent distincts des banques, l'intégration du risque de défaillance comme quelque chose de normal, le droit permettant de contraindre le client à payer même si c'est sur une période plus longue que prévue. […] Il y a de l'argent à gagner avec les pauvres et, au final, c'est tout ce qui compte. » (p. 238)
6. « Loin d'être un sous-produit dommageable du fonctionnement de l'économie, qui laisserait sur le carreau autant "d'oublies de la croissance" comme on disait pendant les Trente Glorieuses, la pauvreté s'inscrit dans la logique d'au moins certains segments de la production. Car les pauvres ne sont pas exclus de l'économie. En tant que producteurs et aussi en tant que consommateurs, ils en sont des acteurs essentiels. Si les pauvres sont pauvres, autrement dit, ce n'est pas parce qu'ils n'ont pas leur place, mais parce que leur place est défavorisée. » (p. 273)
7. « L'opération de communication présidentielle [d'Emmanuel Macron, le 13 juin 2018, dans la vidéo sur les aides sociales qui coûtent "un pognon de dingue"] s'inscrit dans une série beaucoup plus ancienne d'attaques contre l'assistance, régulièrement renommée "assistanat". Elle s'en distingue à peine en visant plus le manque d'efficacité dans la lutte contre la pauvreté que la dénonciation d'une incitation à l'oisiveté. Mais, comme dans bien d'autres cas, elle ne vise pas seulement les dispositifs d'assistance stricto sensu […] mais aussi ceux relevant de l'assurance : "et pour la santé, c'est pareil" ajoute-t-il dans la même vidéo, évoquant ainsi l'assurance maladie et la Sécurité sociale à laquelle elle appartient. En fait, toute forme de redistribution, horizontale aussi bien que verticale, paraît aujourd'hui douteuse à une partie importante du spectre politique. Beaucoup pensent qu'il faudrait en faire moins, notamment pour les plus démunis. » (p. 289)
8. « Croiser un SDF avec un smartphone et ne pas s'indigner de l'appareil mais bien de la misère. Voir une mère de famille sans un sou amener ses enfants dans un fast-food et plutôt que de blâmer une tare individuelle, s'interroger sur des enjeux collectifs tels que l'accessibilité de la nourriture saine ou les solutions de garde d'enfants. Ne pas blâmer les parents pauvres qui achètent des vêtements de marque à leurs enfants, mais lutter contre le harcèlement scolaire qui frappe ceux qui ne sont pas habillés à la mode. Autant de basculements dans notre perception du monde que la sociologie peut nous aider à faire.
Il ne s'agit pas tellement de porter sur la pauvreté un regard bienveillant et compassionnel – quoique cette attitude puisse avoir quelques vertus méthodologiques pour dépasser les préjugés les plus courants – mais bien de saisir la logique propre, les déterminants et les contextes des actions des pauvres. Ce faisant, on leur restitue une humanité qui, trop souvent, leur est niée : les pauvres sont comme tout le monde, et les plus fortunés seraient comme eux s'ils n'avaient pas d'argent. » (p. 311)
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