[La fatigue d'être soi. Dépression et société | Alain Ehrenberg]
Je me posais la question de savoir si dans cet essai il est accepté que la dépression possède des causes sociales, en relation avec la métamorphose néolibérale de l'individualisme. Je pense que la réponse est positive, et de plus il est posé un lien très intéressant entre dépression et addictions. La thèse du livre est entièrement résumé dans l'introduction [cf. en particulier cit. 1 et 2].
Pour le reste, je regrette vivement que l'ouvrage ne consiste que de façon absolument minime (environ 2%) en un essai de sociologie, la partie restante étant une histoire intellectuelle de la définition-perception de la dépression en psychiatrie, en psychanalyse et, de manière prépondérante depuis la découverte des molécules psychoactives, en pharmacologie. Mis à part le premier chapitre d'intérêt général, qui retrace l'histoire les ancêtres de la dépression que furent la mélancolie du XVIe siècle, la neurasthénie du XIXe et la dialectique entre Pierre Janet et Sigmund Freud au début du XXe, si les autres chapitres sont passionnants pour le psychiatre qui recherche l'évolution de sa discipline avec tous ses débats français et américains représentés par les noms de ses nombreux confrères cités que le profane ignore complètement, le sociologue ronge le frein en ne trouvant çà et là que quelques anticipations à des contenus toujours reportés et qui en fin de compte se soldent par peu de substance et pratiquement aucune démonstration. [Il me semble que mes cit. suffisent presque à les résumer entièrement...] Quant aux chap. (surtout le V et le VI) consacrés à l'influence de la recherche pharmacologique sur la compréhension de la dépression, ainsi que sur le DSM – III, ils sont très clairs mais absolument dépassés. Le pire défaut du livre, me semble-t-il, est de ne pas avoir tiré les conséquences, sociologiques précisément, du constat (chap. VII) que la notion de guérison s'avère inappropriée à la dépression (et aux addictions), et que la pharmacopée n'a pas tenu ses promesses initiales. La réponse en termes de « nostalgie du sujet perdu » et de métamorphose de la subjectivité m'apparaît là faible et assez inadéquate.
Cit. :
1. « La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles d'autorité et de conformité aux interdits qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l'initiative individuelle en l'enjoignant à devenir lui-même. Conséquence de cette nouvelle normativité, la responsabilité entière de nos vies se loge non seulement en chacun de nous, mais également dans l'entre-nous collectif. Cet ouvrage montrera que la dépression en est l'envers exact. Cette manière d'être se présente comme une maladie de la responsabilité dans laquelle domine le sentiment d'insuffisance. Le déprimé n'est pas à la hauteur, il est fatigué d'avoir à devenir lui-même. » (p. 10)
2. « En suscitant l'espoir de surmonter toute souffrance psychique parce qu'il stimulerait l'humeur de personnes qui ne sont pas "véritablement" déprimées, la nouvelle classe d'antidépresseurs confortables, dont Prozac est le chef de file, incarne, à tort ou à raison, la possibilité illimitée d'usiner son intérieur mental pour être mieux que soi. On ne distinguerait plus se soigner de se droguer. Dans une société où les gens prennent en permanence des substances psychoactives qui agissent sur le système nerveux central et modifient ainsi artificiellement leur humeur, on ne saurait plus ni qui est soi-même ni même qui est normal. Le "qui" apparaît comme le terme clé parce qu'il désigne le lieu où il y a un sujet. » (p. 12)
3. « À partir de l'invention des antidépresseurs et des anxiolytiques, la scène médicale et sociale de la dépression s'élargit considérablement. La possibilité d'améliorer l'humeur douloureuse avec des molécules permet à un nombre croissant de psychiatres de s'installer en libéral et aux médecins généralistes de répondre aux plaintes qui s'exprimaient depuis longtemps parmi leur clientèle. Ces derniers devront cependant composer avec les incertitudes des outils psychiatriques. L'industrie pharmaceutique entre dans le jeu. Les médias également : les magazines le répéteront à l'envi à partir de la fin des années 1950 : la dépression peut arriver aux mieux-portants. On rassure le public : ni maladie mentale ni maladie imaginaire, voilà le mot d'ordre. […] La dépression se socialise et la vie psychique sort de son obscur halo. » (p. 81)
4. « Au lieu de la discipline et de l'obéissance, l'indépendance à l'égard des contraintes sociales et l'étayage sur soi : au lieu de la finitude et du destin auquel il faut s'adapter, l'idée que tout est possible ; au lieu de la vieille culpabilité bourgeoise et de la lutte pour s'affranchir de la loi des pères (Œdipe), la peur de ne pas être à la hauteur, le vide et l'impuissance qui en résultent (Narcisse). La figure du sujet en sort largement modifiée : il s'agit désormais d'être semblable à soi-même. À partir du moment où tout est possible, les maladies de l'insuffisance viennent placer, à l'intérieur de la personne, des déchirures venant lui rappeler que tout n'est pas permis. » (p. 118)
5. « La dépendance psychologique réintroduit la notion de sujet d'une manière analogue à celle de Pinel avec le fou : le sujet vacille, mais il est là. En effet, cette dépendance suppose l'idée de relation au produit, indépendamment de ses caractéristiques pharmacologiques : on peut être dépendant du cannabis, on peut consommer occasionnellement de l'héroïne, y compris par injection. Mais la dépendance psychologique a également une autre conséquence : en relativisant l'emprise pharmacologique du produit, elle désigne un rapport pathologique, qu'il s'agisse d'un produit, d'une activité ou d'une personne. La dépendance est un comportement pathologique de consommation quel qu'en soit l'objet. » (p. 144)
6. « Le changement a pendant longtemps été une chose désirable parce qu'il était lié à l'horizon d'un progrès qui devait se poursuivre indéfiniment et d'une protection sociale qui ne pouvait que s'étendre. Il est appréhendé aujourd'hui de façon ambivalente, car la crainte de la chute et la peur de ne pas s'en sortir l'emportent nettement sur l'espoir d'ascension sociale. Nous changeons, certes, mais nous n'avons plus le sentiment de progresser. Combinée à tout ce qui incite aujourd'hui à s'intéresser à sa propre intimité, la "civilisation du changement" stimule une attention massive à la souffrance psychique. Elle sourd de partout et s'investit dans les multiples marchés de l'équilibre intérieur [développement personnel]. C'est dans les termes de l'implosion, de l'effondrement dépressif ou, ce qui revient au même, de l'explosion – de violence, de rage ou de recherche de sensations [addictions] – que se manifeste aujourd'hui une large part des tensions sociales. La psychiatrie contemporaine nous l'enseigne, l'impuissance personnelle peut se figer dans l'inhibition, exploser dans l'impulsion ou connaître d'inlassables répétitions comportementales dans la compulsion. La dépression est ainsi au carrefour des normes définissant l'action, d'un usage étendu de la notion de souffrance ou de mal-être dans l'abord des problèmes sociaux et des réponses nouvelles proposées par la recherche et l'industrie pharmaceutique. » (p. 201)
7. [Ex « Médicaments, psychanalyse », in : Psychanalystes, n° 39, juillet 1991:] « "L'exigence croissante de confort psychique et de normalité, ainsi que l'impératif d'un résultat rapide et performant favorisent du côté de la médecine un style de réponse thérapeutique calqué sur la médecine somatique. […] C'est à terme un idéal de maîtrise chimique des aptitudes cognitives, de la vie émotionnelle et des conduites qui est visé." Le confort intérieur est en effet indispensable à l'action : ne faut-il pas mobiliser ses affects pour agir ? Les gens peuvent-ils se permettre d'attendre de régler leurs conflits alors que les exigences d'action et d'adaptabilité s'accroissent ? » (p. 202)
8. « La cure [psychanalytique] type s'adresse-t-elle aux traumatisés de la précarité et de l'exclusion ? Aux nombreux salariés qui usent, et peut-être abusent, de tranquillisants et d'antidépresseurs (je ne parle même pas de l'alcool, le grand tabou français) pour tenir tête aux contraintes accrues qui s'exercent sur eux en attendant que l'orage passe éventuellement ? […] De nouvelles demandes lui sont continuellement adressées : elles n'ont pas le visage limpide du conflit, mais celui plus insaisissable du vide. […] Elles s'énoncent aujourd'hui dans les termes vagues d'un mal-être résultant des nouvelles contraintes économiques et sociales, mais aussi de la précarisation de la vie privée. […]
Le responsable d'un centre de consultations et de traitement psychanalytiques […] constate la croissance des demandes d'analyse motivées par un licenciement, le chômage ou la précarité. "Nous avons vu émerger une néo-traumatologie, dans laquelle la référence répétitive, lancinante, à une réalité factuelle conférait à la symptomatologie un caractère de névrose actuelle." Plus précisément, il s'agirait d'une forme de "névrose de guerre économique". » (pp. 220-221)
9. « La critique de l'abaissement moral autrefois adressée à l'hypnose est reformulée sur les antidépresseurs dans un tout autre contexte. L'inquiétude identitaire suscitée par une substance chimique agissant sur les états de conscience n'est en effet pas un problème nouveau dans nos sociétés. Nous disposons depuis une trentaine d'années d'un antimodèle : la drogue. Elle est l'outil cognitif privilégié pour désigner une inconduite qui consiste à manipuler ses propres états de conscience, quelle que soit la dangerosité du produit utilisé. Le drogué est l'antimodèle idéal pour définir une manière d'être soi qui, grâce à l'ingestion d'une substance, évite les chemins de la conflictualité. Changer la personnalité de vrais malades, c'est leur redonner la santé, changer celle de gens dont on doute de la maladie, c'est les droguer, quand bien même la drogue serait sans danger. […]
La dépendance, cette relation pathologique à un produit, à une activité ou à une personne, est, avec la dépression, l'autre grande obsession de la psychiatrie. Pour la psychiatrie biologique ou comportementaliste, elle est une conduite à risques. Pour nos sociétés, elle est devenue quelque chose de plus essentiel parce que l'enjeu est moins médical que symbolique. En effet, le drogué est l'homme dont il est convenu de penser qu'il franchit la frontière entre le tout est possible et le tout est permis. Il radicalise la figure de l'individu souverain. La dépendance est le prix d'une liberté sans limites que se donnerait le sujet : la dépendance équivaut à une forme d'esclavage. Elle est avec la folie la deuxième manière de dire ce qui se passe quand la part du sujet vacille au sein d'une personne. Mais la folie et la dépendance le disent de façon tout à fait opposée. Si la première est révélatrice de la face sombre de la naissance du sujet moderne, la seconde met massivement en lumière celle de son déclin. » (pp. 236-237)
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