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[Les paradis artificiels | Pierre de Taillac]
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Posté: Lun 01 Nov 2021 11:22
MessageSujet du message: [Les paradis artificiels | Pierre de Taillac]
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« Du club des hachichins à la ganja des rastas, des "possédées de la morphine" aux hippies hallucinés, de l'opium chinois à la coke des "branchés", les drogues renvoient à un imaginaire riche, fantasmatique et équivoque. » lit-on en incipit de la quatrième de couverture. Mais la thèse de cet essai, très abondamment, richement et intelligemment illustré, dont le format et la qualité graphique n'ont rien à envier à un « beau livre », est encore beaucoup plus audacieuse : plus que d'un imaginaire, il est question d'une mythologie occidentale des drogues forgée par la culture populaire – par la littérature, principalement grand public, la presse, plus tard le cinéma, la chanson, la bande dessinée et le débat politique – et fondée sur des stéréotypes, des phobies collectives, des émois liés à l'actualité du moment, qui mystifient la lecture des phénomènes réels et conduisent, telle est la conclusion, à des politiques prohibitionnistes très nocives et erronées voire à l'impossibilité d'un débat démocratique informé et dépassionné sur le sujet.
Depuis l'exotisme et les fantasmes du XIXe siècle relatifs aux stupéfiants, on constate, par exemple, une singulière inversion entre la réalité historique de la Guerre de l'opium et les activités de production et d'exportation de la régie française de l'opium d'Indochine vers la Chine et l'angoisse d'une hypothétique invasion de l'opium chinois vers l'Europe, avatar du « péril jaune ». L'affaire du trahison de l'officier de marine Charles-Benjamin Ullmo en 1907 est l'occasion de raviver le fantasme des « appétences toxiques » et le spectre de la décadence de l'armée et de la « race » suite à la défaite de 1870 ; de même, la « coco » est « le poison boche » ; une longue vague de misogynie équivoque (entre sensualité tentante et immoralité des femmes) est très longtemps opérante lorsqu'il est question d'« intoxication féminine », y compris en peinture : le succès du roman La Garçonne de Victor Margueritte – déchu du grade de commandeur de la Légion d'honneur (!) –, ouvrage vendu à un million d'exemplaires dans les années 1920, qui dénonçait l'émancipation féminine par le scandale d'une héroïne sexuellement libérée, fumeuse, buveuse et surtout droguée, aura sans doute contribué à justifier la criminalisation de la drogue de la loi de 1916, outre qu'à retarder le suffrage féminin...
Si dans la période entre 1939 et 1966, la littérature et le cinéma créent la fusion entre la drogue conçue comme un trafic illicite quelconque et la criminalité, une vraie révolution culturelle et politique surgit en 1966, avec le mouvement hippy. Le nouveau virage législatif répressif et prohibitionniste de 1970, dont il n'est pas directement question, est sans doute une réaction à cette nouvelle nature contestataire du phénomène. De là, il est compréhensible que deux facteurs de diabolisation s'installent dans les années 1980 : la propagation du sida et l'angoisse que la drogue, dont la métaphore épidémiologique de sa progression est devenue implicite, n'atteigne, même involontairement, les adolescents et les enfants (cf. l'autobiographie de Christiane F. qui date de 1981 et la légende persistante de l'existence de décalcomanies au LSD). L'ouvrage se clôt sur les débats contemporains autour de la dépénalisation du cannabis, de la prolifération des drogues de synthèse et de la question de la réduction des risques liés à la consommation.
La valeur de l'ouvrage se mesure à la richesse de son matériau bibliographique (cf. les encadrés dans chaque chapitre, qui contiennent une citation d'une œuvre marquant l'époque, presque année par année) ainsi que de l'appareil iconographique qui ne néglige aucune représentation de la culture populaire : tableaux et estampes, couvertures de livres, BD, affiches de cinéma, des campagnes de prévention gouvernementales, partitions de chansons et jaquettes de disques y compris.



Table :

I – 1839-1900 : Fumées exotiques :

- La guerre de l'opium [enc. : « Une guerre odieuse » (1860)]
- L'opium du fils du ciel [enc. « Un café chinois à Canton » (1863)]
- Les hachichins [enc. « Assassins » (1845)]
- Un monde de rêves [enc. « Illusions étranges » (1870)]
- Soupirs des profondeurs [enc. « Amok » (1864)]
- Le pavot, fleur du sommeil [enc. « Mères indignes » (1861)]
- La Morphinée [enc. « La Morphine » (1883)]
- Fin de siècle [enc. « Le poète décadent » (1890)]

II – 1900-1916 : Un vice nouveau :

- Des fumeries en France ! [enc. « Fumeur d'opium » (1906)]
- Édens pour marins [enc. « Les amateurs de sensations rares » (1910)]
- Le traître Ullmo [enc. « Une constitution psychique vicieuse » (1908)]
- Le poison de Bouddha [enc. « Les Bêtes » (1922)]
- La régie française de l'opium [enc. « Souquer l'indigène » (1906)]
- Au café de hachiche [enc. « Un peuple sain et fort » (1910)]
- Garçon ! Un coca des Incas ! [enc. « La cité Marianique » (1901)]
- Nos jolies fumeuses [enc. « La robe japonaise dégrafée... » (1922)]

III – 1916-1939 : La coco, poison moderne :

- Poison blanc [enc. « Satan conduit le bal » (1925)]
- La Garçonne [enc. « Une intoxication féminine » (1924)]
- La lutte [enc. « Monsieur le législateur, tu es con » (cf. infra cit. 2) (1925)]
- Brigade mondaine [enc. « De bonne guerre » (1924)]
- Détective, Police magazine... [enc. « Nuits de Montmartre » (1930)]
- L'internationale des stupéfiants [enc. « Monsieur Bébert, le roi des gangsters » (1937)]
- Opium ! Fumée de rêve [enc. « La nuit de haschich et d'opium » (1929)]
- Kowa, la mystérieuse [enc. « Marseille, marché mondial et secret de l'opium » (1935)]

IV – 1939-1966 : Le poison au service du crime :

- La chasse aux drogues [enc. « Le Service Anti-Narcotique du Système Solaire » (1955)]
- Razzia sur la chnouf [enc. « Interpol contre « X » » (1959)]
- French connection [enc. « La plus hideuse entreprise criminelle » (1961)]
- « Popaïne » et trafiquants [enc. « Eliopoulos et Rastapopoulos » (1963)]
- Belles intoxiquées [enc. « Solo pour un maudit » (1963)]
- Le dernier convoi d'opium [enc. « Un alliage de notre race jaune » (1950)]

V – 1966-1981 : Révolution psychédélique :

- Une bombe atomique dans la tête [enc. « Les sacrements du démon » (1966)]
- Intoxiquez-vous ! [enc. « Do it ! » (1971)]
- Les portes de la perception [enc. « Approches, drogues et ivresse » (1973)]
- Hip-hip-hip ! Hippy ! [enc. « My dealer is rich » (1972)]
- Les enfants de la drogue [enc. « Les drogues politiques » (1975)]
- L'appel du 18 joint [enc. « Cannabis indica, chanvre et Marie-Jeanne » (1972)]
- Rastaman vibrations [enc. « Ça sentait la ganja » (1991)]
- Les chemins de Katmandou [enc. « Las Vegas Parano » (1977)]

VI – 1981-2007 : Fumées clandestines :

- Coke society [enc. « Faites ce que j'édicte, pas ce que je fais » (1982)]
- Barons de la drogue [enc. « Un bon garci, une mercedes... » (1995)]
- Drogue : les enfants aussi [enc. « Aux enfants de la chance » (1987)]
- Même le diable ne peut plus m'aider [enc. « Déchéance » ex : Moi, Chrisiane F... (1981)]
- Drogues de synthèse [enc. « Quarante ans d'hallucinations » (cf. infra cit. 6) (2005)]
- Guerre à la drogue [enc. « Des procédures aussi dures que pour le terrorisme » (2002-2003)]
- Prohibition, dépénalisation, légalisation... [enc. « La tyrannie du statu quo » (1984)]
- Pas de pétard sans fumée [enc. « OCB » (1993)]



Cit. :


1. Incipit :
« En matière de drogue, la représentation importe plus que la réalité. Cela peut sembler choquant, mais l'étude historique ne laisse pas l'ombre d'un doute : la consommation de stupéfiants est restée, en France, très marginale jusqu'aux années 1960, et il s'est pourtant développé une psychose de la drogue qui n'a pratiquement jamais cessé depuis une centaine d'années.
[…]
Comprendre la relation étrange qu'entretient, encore aujourd'hui, l'Occident avec les substances psychoactives n'est possible qu'en étudiant cet imaginaire des drogues qui s'est forgé depuis cent cinquante ans. » (p. 9)

2. [Antonin Artaud, « Lettre à Monsieur le législateur de la loi sur les stupéfiants », 1925 : la loi prohibitionniste en question remonte à 1916.]
« Les toxicomanes malades ont sur la société un droit imprescriptible, qui est celui qu'on leur foute la paix. C'est avant tout une question de conscience. La loi sur les stupéfiants met entre les mains de l'inspecteur-usurpateur de la santé publique le droit de disposer de la douleur des hommes […]. Rentrez dans vos greniers, médicales punaises, et toi aussi, Monsieur le législateur Moutonnier, ce n'est pas par amour des hommes que tu délires, c'est par tradition d'imbécillité. Ton ignorance de ce que c'est qu'un homme n'a d'égale que ta sottise à le limiter. [...] » (cit. p. 67)

3. « La "drogue s'est politisée". Ce constat fait en 1970 par Jean-François Revel témoigne de l'évolution fondamentale que constitue le mouvement hippy. Alors que l'usage de stupéfiants avait été jusqu'alors une affaire privée, il devient un acte politique, une façon de se rebeller contre la société. Pour la première fois, les consommateurs sont assez nombreux pour créer une véritable contre-culture dans laquelle les "drogués" ne sont plus cantonnés au rôle de pauvres victimes et ils disposent, avec la musique, d'un média très populaire. Aux écrits de Quincey, Baudelaire ou Cocteau qui restaient très élitistes s'ajoutent les chansons des Beatles, de Jimi Hendrix ou des Rolling Stones qui auront un impact phénoménal. » (p. 104)

4. « Pourquoi les fumeurs jamaïcains sont-ils les seules personnes dont le goût pour les stupéfiants est jugé normal et amusant ? […] Les rastas sont représentés végétant tranquillement sur une plage, faisant du raggae. Ils semblent oisifs et particulièrement inoffensifs. Enfin, ils se droguent à l'autre bout du monde et ne constituent donc pas une menace immédiate... Et même si la réalité est très différente – la Jamaïque n'est pas un havre de paix mais l'un des pays les plus violents au monde – le cliché du rasta cool et pacifiste ne paraît pas prêt de disparaître ! » (p. 120)

5. [J.-P. Gene, « La fin de la prohibition dans le sens de l'histoire », Libération, numéro hors série « Drogue, la guerre mondiale », mai 1990.]
« Peut-on imaginer un ministre de l'Emploi dont le bilan annuel ferait état d'une aggravation perpétuelle du chômage ? Un ministre de la Santé creusant consciencieusement le déficit de la Sécurité sociale ? Un ministre de l'Intérieur incapable d'enrayer la croissance régulière des agressions des vieilles dames ou des attentats dans les supermarchés ? Inévitablement on s'interrogerait sur la qualité de la politique menée dans ces différents secteurs. En matière de drogue, jamais. Pourtant, l'interdit en vigueur sur tous les produits stupéfiants, depuis de longues décennies, a abouti au résultat inverse à celui escompté : il y a plus de drogues, plus de drogués, plus de surface cultivée en coca, pavot on cannabis, plus de trafic, plus de trafiquants, plus d'argent sale, plus de corruption, plus de criminalité et plus de morts liés à la drogue. » (cit. p. 127)

6. [Extrait de l'entretien que Drake Bennett a réalisé avec Alexander Shulgin, celui qui a « redécouvert » l'ecstasy dans les années 1970, ex : « Quarante ans d'hallucinations », The New York Times Magazine, publié dans Courrier International, 7 avril 2005.]
« "Au début du XXe siècle, la science occidentale ne connaissait que deux substances psychédéliques : le cannabis et la mescaline. Un peu plus de cinquante ans plus tard – avec le LSD, la psilocybine, le TMA, les produits à base de DMT et autres isomères –, on en comptait près de vingt. En 2000, il y en avait plus de deux cents. Comme vous voyez, c'est une croissance exponentielle." Cela veut dire qu'on en sera à deux cent mille en 2050 ? Il sourit :"Peut-être bien plus que ça, au train où vont les choses."[...] De son propre aveu, il a créé près de deux cents substances psychédéliques – stimulants, dépresseurs, aphrodisiaques, "empathogènes", excitants, produits qui altèrent l'audition, qui ralentissent la perception du temps, qui l'accélèrent, qui provoquent des accès de violence, qui émoussent les émotions –, un véritable lexique des expériences sensorielles et émotionnelles. » (cit. p. 139)

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