Cette biographie très complète et sensible de la voyageuse Ella Maillart possède de nombreux mérites. Le principal est contenu dans la lettre du sous-titre : « Sur les traces d'Ella Maillart ». En effet Weber, lui-même voyageur au long cours, connaisseur de l'Afghanistan et de l'Asie centrale, tout au long des étapes de la longue vie de l'auteure (1903-1997), scandées chronologiquement en vingt-trois chapitres, croise toujours le récit biographique avec celui de son propre séjour ou itinéraire sur les lieux dont il est question, étant presque en quête d'une communion mystique avec le « fantôme » de la disparue, à la recherche des personnes qui ont pu garder un souvenir d'elle, outre que des paysages que son appareil photo a immortalisés, des lectures qu'elle a faites et des réflexions qui ont sans doute été les siennes – notamment sur le déclin du nomadisme, sur la modernité occidentale suicidaire, sur le voyage intérieur. Cette communion, très souvent déclarée explicitement, se révèle aussi dans le naturel avec lequel l'auteur interpelle sa muse, et l'appelle la plupart du temps par son prénom ou son petit nom : Kini, sans pour autant afficher la prétention d'avoir décelé tous les nombreux mystères dont elle a semé son chemin. Les difficultés du parcours, le vocabulaire propre aux moyens de transport (en particulier la technicité du lexique de marine), les renvois historiques, géographiques, géologiques, cultuels permettent une grande identification entre les deux voyageurs et un effet de miroir entre les récits que parfois seuls les guillemets permettent de clarifier. Les secrets de Maillart restent bien gardés, mais l’œil complice du congénère qui retourne sur les mêmes lieux trois générations plus tard dans le but d'effectuer un voyage mémoriel, surtout en Afghanistan, offre une perspective très intéressante sur les permanences et les mutations.
Dès le Prologue et le Chapitre premier, la biographie est placée sous le prisme de la centralité du voyage en Afghanistan accompli en compagnie d'Annemarie Schwarzenbach, relaté dans Le Voie cruelle, livre rédigé en Inde suite au décès accidentel de l'amie.
Certes, le parcours de voyageuse d'Ella Maillart se divise en trois parties donc chacune pourrait remplir une existence entière : la navigation en voilier, depuis l'inspiration inaugurale par Alain Gerbault, mais surtout dès l'amitié d'enfance avec sa voisine, coéquipière et complice Miette de Saussure, peut-être jusqu'à sa prise de conscience qu'elle et Miette ne pourront plus naviguer ensemble ; les aventures centre-asiatiques, montagneuses et désertiques des années 30, depuis l'exploration de l'Union soviétique et le premier reportage écrit sur celle-ci : Parmi la jeunesse russe ; puis le voyage introspectif et immobile, depuis la séparation d'avec Annemarie Schwarzenbach suite à laquelle Maillart se rend dans un ashram en Inde du sud, jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis se retire dans un chalet dans le village alpin le plus haut de Suisse, à Chandolin – à l'âge encore jeune d'environ 40 ans. De là, si elle voyage épisodiquement par mer et par terre, ce n'est que pour accompagner des touristes et non pour vivre des aventures qu'elle relaterait ensuite dans un volume. Dans sa vieillesse, même avancée, elle vit une retraite qui n'est pas un retrait ni un ermitage d'où la relève des jeunes voyageurs serait exclue. C'est le cas en particulier de Nicolas Bouvier, qui recevra sa bénédiction et son viatique, et de Michel Le Bris qui se fera le promoteur de la réédition et du renouveau de l'intérêt éditorial pour ses livres, 60 voire 70 ans après la première parution.
A l'issue de cette lecture, on peut se demander quel fut l'élément unificateur, immuable et caractérisant cette épopée existentielle tellement singulière : si l'écriture semble exclue, Weber, dans le titre de l'ouvrage, privilégie l'hypothèse de la négation de l'enracinement, de l'urgence de la partance : peut-être est-ce là la raison de l'importance de la réflexion sur le nomadisme qu'il lui prête ; pourtant, si l'errance de l'auteure a été précoce, sa sédentarisation semble l'avoir été même davantage ; par contre, sa quête semble avoir été toujours la même, tout intérieure, durant et après les déplacements - une quête extrême de l'âme du monde et de la sienne propre, par des voyages qui le furent autant, jusqu'à ce qu'ils ne soient plus suffisants ou bien plus indispensables...
Cit. :
1. « En Ella Maillart se confrontent Prométhée et Dionysos. C'est sans doute pour cela, au fond, que j'ai cherché à marcher dans ses pas. Il existe en elle une part de secret insondable, ce goût de la rupture comme un retour aux origines, cette envie de route pour compenser la déroute des âmes.
Prométhée et Dionysos se promènent en chacun de nous. La part de la sédentarité et celle du nomadisme. "L'homme sédentaire envie l'existence des nomades", a écrit Theodor Adorno. L'inverse est vrai aussi. Puis le nomade sédentarisé envie une nouvelle fois sa condition d'hier. » (p. 167)
2. « Alors que Peter, incroyablement fidèle à lui-même, ne peut s'empêcher de galoper dans les steppes pour traquer quelque gibier, elle lit sur son cheval La Jeune Parque de Paul Valéry, dont elle apprend des pages entières par cœur. "Réciter de la poésie face à l'immensité de la nature est une source inépuisable de bonheur", dira-t-elle plus tard à l'amie Catherine Domain. Elle ressent au plus profond d'elle-même une joie calme, une sensation inédite de jouir de la vie, de la vivre pleinement. » (p. 246)
3. « De temps à autre, elle relit les carnets que lui a laissés Annemarie, partie pour le Congo puis New York, comme un héritage spirituel, des pages couvertes d'une écriture fine, parfois nerveuse, où elle avoue sa haine pour cette drogue qu'elle a tenté de dédaigner pour de plus profondes aventures, celles de l'âme, de l'introspection, de la spiritualité. "Car la drogue, c'était toujours l'abandon, la fuite devant l'excès de sensibilité qui me fait souffrir, c'était le désir fatal de tuer la vie. La drogue, c'est effacer la douleur et la joie, la tension-source de l'activité humaine."
Combien Kini doit souffrir elle aussi à la lecture de ces notes ! Tout y est révélé, la quête de souffrance comme ascèse du corps et de l'esprit, antichambre de la connaissance de soi et de l'autre, le besoin au terme du voyage d'une rédemption, fût-elle rêvée, la soif de spiritualité au-delà des plaisirs éphémères. Ces phrases vont longtemps résonner dans la tête d'Ella, tout au long de son séjour de quatre ans en Inde, à la recherche elle aussi de l'âme du monde. » (pp. 313-314)
4. « De son séjour en Inde Ella Maillart rentre transformée. Elle regagne la Suisse en 1945, convaincue que l'Occident demeure hermétique à la sagesse, sourd à son destin, ravagé par la guerre. "Somme toute, j'étais parvenue à comprendre que pour la plupart des Occidentaux l'équilibre, l'amour du prochain, la sagesse seront inaccessibles aussi longtemps que la plus importante partie de nous-même restera ignorée ou encore étouffée par nos vies profanes, axées uniquement sur l'obtention d'une sécurité qui ne peut exister sur le plan matériel." Le constat n'est pas celui d'une voyageuse dépitée de retour au bercail, ni d'une Occidentale brusquement convertie à la sagesse d'Orient. Ella n'est pas aigrie, non, elle accepte ce retour comme un signe du destin et conçoit l'absurdité du monde qu'elle regagne, ce monde trop soucieux de ses deniers. Elle comprend mieux aussi l'absurdité de ses efforts pour rechercher une harmonie profonde. La paix, la vraie paix, n'est pas au bout du chemin, songe-t-elle, mais au fond de soi. » (pp. 343-344)
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