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[Née contente à Oraibi | Bérengère Cournut]
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apo



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Posté: Mar 11 Mai 2021 22:02
MessageSujet du message: [Née contente à Oraibi | Bérengère Cournut]
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On peut d'abord, et je le recommande, observer longuement le « Cahier de photographies » qui constitue l'annexe de ce roman : 18 magnifiques planches en noir et blanc datant des dernières années du XIXe siècle et des toutes premières du suivant, qui représentent majoritairement des portraits des Hopis, des paysages de leurs arides plateaux d'Arizona, du village d'Oraibi, des intérieurs et extérieurs de ses masures en argile, et quelques cérémonies cultuelles en costumes et parures corporelles. La seule personne portraiturée deux fois (par un certain Pierce, Charles C., en 1901), buste et premier plan debout en famille, est une très jeune femme à la chevelure en forme de cornes de bélier des filles à marier, d'une beauté foudroyante. Je n'ai pu me départir de l'idée que c'était elle Tayatitaawa, la narratrice à la première personne de sa vie à Oraibi, au sein de son clan maternel du Papillon, depuis sa naissance en éclats de rire jusqu'à sa renaissance après son voyage initiatique au pays des morts, sa découverte du secret de sa famille, et enfin sa décision, à l'instar de son père jadis, de quitter son univers et « d'arpente[r] la Terre-Mère pour solidifier le monde » (p. 241), en compagnie d'un étranger voyageur, de surcroît.
Par la parole si étrange et lointaine que sait imaginer – ou restituer – l'auteure, sans doute après un travail de documentation extrêmement fouillé dont il ne reste aucune trace de laboriosité, nous sommes immergés dans une atemporalité dont chaque événement du quotidien est inscrit dans une interprétation métaphysique animiste, dans une cohabitation intime des hommes et des femmes avec les esprits, dans une scansion de tout instant avec une série de cultes, de rites, d'offrandes, de divinations et d'intercessions thérapeutiques. Si l'esprit humain est caractérisé par la quête de sens, la culture de ce peuple amérindien semble caractérisée par la quête incessante de signes. Et, au grand dam des tenants du primitivisme, une telle sémiologie s'avère être d'une époustouflante complexité. Plus que les occupations pour la survie matérielle de la communauté, dans un environnement pourtant hostile, nous découvrons un peuple dont chaque individu, au sein d'une structure sociale très rigide et hiérarchique centrée sur le clan qui porte le nom de son animal totémique, possède une place spécifique et a un rôle précis pour se préoccuper de la prospérité spirituelle de ses proches et de la collectivité. Par différents rituels initiatiques, par les cérémonies liées aux saisons, par le prestige conféré par l'âge, mais aussi par diverses expériences de vie voire par les rêves, la fonction chamanique n'est pas dévolue aux hommes- et femmes-médecine de manière exclusive ; les conseils des femmes et hommes notables des clans son sollicités et leur parole est parfois aussi performative que la fumée de tabac est rituelle. Bien que l'attribution des prérogatives apparaisse comme assez genrée, où les hommes, par ex., sont préposés au tissage, il ne semble pas que la position hiérarchique en dépende ni que les femmes pâtissent d'une moindre autonomie ou liberté, ni qu'elles soient aucunement ségréguées.
Guidé par les péripéties de son fatum, chaque individu se fait sa place et contribue à renforcer son clan, parfois, chez les Deux-Cœurs, au détriment d'autrui. En effet, le récit se garde d'offrir une image idyllique d'une société où la souffrance et l'injustice seraient abolies, où les caractères ne seraient que bienveillants. Il n'est par ailleurs pas question de supprimer le jugement sur les personnages ni sur l'organisation sociale, mais d'adhérer à la représentation d'une jeune fille fictionnelle de sa propre vie romanesque, de son cheminement métaphysique et de l'univers de sens qu'elle se donne par le truchement de la restitution d'une auteure appartenant à un autre temps et à une tout autre culture. En nous faisant oublier cela, le contrat narratif est brillamment rempli.


Cit. :

« Puis un matin, quand le printemps a été bien installé, j'ai décidé quelque chose pour faire cesser ce rêve. J'ai pris Tête-de-Boue sous mon bras et je me suis rendue à l'endroit où mon père et moi aurions dû prélever la terre pour les haricots. Le sol, bien entendu, était maintenant dégelé. J'ai sorti de ma poche les haricots que mon père m'avait confiés et je les ai plantés dans le sens qu'il m'avait montré, en faisant cette prière à Mère-Corbeau : soit les esprits courroucés par tout le tabac fumé en dehors de la kiva passaient l'éponge et nous rendaient mon père en même temps que pousseraient les haricots, soit ils étaient obtus et reprenaient les haricots – mais en ce cas qu'ils gardent également la tristesse qui s'était abattue chez nous depuis le rapt de mon père. "Qu'à jamais la terre étouffe dans ce petit trou les mauvais rêves et les sanglots !" avais-je crié devant les haricots fraîchement plantés. Et j'étais rentrée à la maison. » (p. 56)

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