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[Trésor national | Sedef Ecer]
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apo



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Posté: Sam 24 Avr 2021 8:33
MessageSujet du message: [Trésor national | Sedef Ecer]
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Sedef Ecer est une dramaturge franco-turque ; parmi son œuvre remarquable écrite en langue française, j'ai admiré inconditionnellement deux pièces, caractérisées par cet esprit humaniste typique de la littérature migrante fait de communication interculturelle, de repérage des ponts entre cultures, de leurs similitudes autant que de leurs pierres d'achoppement : À la périphérie, et E-passeur. Trésor national, paru à grand bruit en janvier 2021, est son premier roman.
Il contient plusieurs ingrédients, chacun desquels peut être interrogé – comme il est souvent pertinent de le faire dans un premier roman de littérature migrante – sous le prisme autobiographique ou autofictionnel, dont l'auteur souvent se défend. Mais aussi sous le prise du besoin de montrer patte blanche à la culture d'adoption. Et il faut respecter ces réserves.
D'abord, le texte se présente comme une lettre ouverte d'une narratrice dans la force de l'âge, solidement établie en France au point d'avoir francisé son prénom de Hülya en Julya, adressée à sa mère mourante avec laquelle elle a depuis longtemps coupé les ponts, laquelle lui demande de rédiger son éloge mortuaire dans le cadre de la cérémonie de funérailles très spectaculaire qu'elle est en train d'organiser dans les moindres détails pompeux. En effet, cette mère, Esra Zaman, est une icône du cinéma turc de Yeşilçam et, bien que l'insigne de Trésor national qui intitule le roman n'existe pas en Turquie, certaines actrices à la carrière semblable dont est inspirée celle de l'héroïne, ont pu s'élever au rang de star-emblème de la nation. Après hésitation et réception du support matériel des objets contenus dans un sac envoyé par la mère et qui lui-même revêt une importance sentimentale pour la fille, grâce aussi à l'intermédiation des fidèles amies maternelles, celle-ci s'acquittera de la tâche, en reconstituant, année par année, la carrière artistique et la biographie de sa mère à travers les rôles évoqués par ces objets et ses images. Par cette reconstitution, on peut apercevoir une histoire du cinéma turc de la seconde moitié du XXe siècle. En réalité, l'histoire commence plus tôt, car la grand-mère de la narratrice est présentée comme la première comédienne musulmane de Turquie, dont Esra est l'héritière naturelle et fière.
En parallèle, le deuxième ingrédient du roman, c'est la nature très conflictuelle des rapports entre Hülya-Julya et Esra. Au-delà du stéréotype de la diva accaparée par sa carrière et ses amours, donc d'une mère distraite, sans doute même une mère malgré soi, le grief que la fille nourrit contre sa mère est propre à la tragédie classique : un triangle amoureux s'est formé entre l'actrice, son mari qui est le père de la narratrice et un amant que celle-ci tient pour responsable de la séquestration politique et de l'assassinat de son père. La mère aurait fait en sorte de ne pas s'apercevoir qu'elle est la maîtresse de l'assassin du père de son enfant. Et la maturation de ce soupçon est la cause de la rupture entre mère et fille et de l'émigration en France de celle-ci, de son assimilation par éradication de l'héritage maternel. Les deux personnages masculins représentent des stéréotypes que l'on connaît bien désormais, même par les quelques auteurs turcs traduits en français : l'homme issu de la bourgeoisie urbaine (de plus minoritaire, ici juive), laïque et progressiste – le père, Ishak – et celui qui est issu de la classe populaire, rurale anatolienne, le « fils de concierge », revanchard, conservateur et hyper-nationaliste, mêlé par barbouzerie à « l'État profond » et aux multiples coups d'État militaires de Turquie – l'amant, Ismaïl.
Le troisième ingrédient du roman est donc socio-politique. Le rythme de la narration est scandé par « Les trois coups [d'État] comme au théâtre » : celui de 1960 qui a provoqué la rencontre des parents de la narratrice, celui de 1971 qui a provoqué la disparition de son père, celui de 1980 qui coïncide avec la prise de conscience de la fille du rôle de l'amant dans ce drame familial et politique. En effet, au cours de la reconstitution de la carrière maternelle, il apparaît que le milieu artistique est naturellement affecté par les répressions politiques : les amis des parents, dont un avocat défenseur des droits humains, plusieurs militants de gauche, une trans fidèle amie subissent aussi différents préjudices voire l'emprisonnement et la torture, et le carriérisme de l'actrice, peut-être son rôle d'icône nationale, elle le paie au prix fort d'une volontaire cécité parmi d'autres compromissions.
La conclusion amère que la narratrice tire ce cette dialectique entre l'activité artistique de la mère et les circonstances politiques est que la société turque dans son ensemble choisit toujours l'amnésie de sa nature à la fois de bourreau (des Arméniens jadis, des humanistes et progressistes depuis l'après-guerre) et de victime du politique. Cette cécité-amnésie est incarnée autant par sa grand-mère que par sa mère, la solution adoptée par la narratrice est l'exil, en attendant que la génération suivante, celle de la propre fille de Julya abandonne complètement la « malédiction » de la lignée maternelle des arts du théâtre, en héritant de son père la passion pour la botanique et en particulier pour le lotus, « fleur de l'oubli ».


Cit. :


1. « - Vous voulez avoir des enfants ?
Je ne sais pas. Pourquoi mettre au monde des enfants ? Ce monde est si cruel et déjà si peuplé !
Pas un mot sur moi.

Sur la photo qui illustre ces phrases, tu as à la main un poignard aux fausses émeraudes, ensanglanté comme la robe blanche que tu portes. L'héroïne vient de tuer sa fille de trois ans.

Dessous, on peut lire la réplique légendaire de la Médée originelle : "Mourez, enfants maudits d'une maire haineuse, et votre père avec ! Que toute la maison s'anéantisse !"

J'ai trois ans. » (p. 125)

2. « Oui, papa t'a follement aimée, personne ne peut se remettre d'être aimé comme ça et tu ne t'en es jamais remise.

Et puis il y a eu l'autre. Le puissant. Le dominant. Le flic. Le mâle. Le conquérant. Le Méphistophélès en uniforme. L'exact contraire de papa.

Ton mari était un être profond, discret, bienveillant, jamais vraiment sûr de lui alors que ton amant portait en permanence cette virile certitude, cette autorité mâle, cette intransigeance animale. » (p. 234)

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