Je poursuis ici ma petite incursion dans le XVIIIe siècle à la recherche des dysfonctionnements de notre société actuelle. Je connaissais le très brillant philosophe Dany-Robert Dufour pour son audacieuse démonstration, dans La Cité perverse, que le néolibéralisme est un système politique pervers, au sens le plus strict de la définition psychanalytique du terme. Peu ou prou, mes quelques connaissances des freudo-marxistes de l'école de Francfort et de quelques sociologues et philosophes politiques français m'ont donné des aperçus de ces passerelles entre critiques du capitalisme et psychanalyse qui ont été construites – avec plus ou moins de bonheur – depuis les tout premiers disciples de Freud. Mais j'étais loin de me douter qu'une anticipation aussi parfaite, aux conséquences si nombreuses, qu'une synthèse source de réflexions si fertiles et d'envergure si vaste s'obtînt par l'exhumation d'un tout petit texte occulté d'un auteur maudit du début du XVIIIe s., exhumation qui a été accomplie, avant que par Dufour dans un but de dénonciation, par Friedrich Hayek, le maître à penser du néolibéralisme et chef de file de l'école dite de Chicago, dans des buts d'énonciation d'un protocole économique revigoré, dans sa puissance destructrice, par des observations-prescriptions datant des origines mêmes du capitalisme naissant. L'auteur maudit, c'est Bernard de Mandeville qui, comme son nom ne l'indique pas, était un Néerlandais « médecin de l'âme » et philosophe, né à Rotterdam en 1670, émigré à Londres où ses écrits furent publiés (en anglais) et pour la plupart brûlés sur le bûcher, dont quelques spécialistes connaissent aujourd'hui uniquement La Fable des abeilles (1729) et sa maxime paradoxale : « Les vices privés font la vertu publique ». Le petit texte occulté porte le titre : Recherches sur l'origine de la vertu morale, il est daté 1714, ne fait guère plus de 12 pages a été nouvellement traduit par Dufour et intégralement reporté en annexe de cet essai.
Voici son contenu en extrême synthèse : la vertu est un leurre, la majorité qui la tient en estime contre son propre intérêt égoïste a avantage à être soumise à une minorité qui feint de la prôner alors qu'elle dupe les autres tout en poursuivant ses propres vices dans leur dos, et enfin cette tromperie plaît à Dieu, car elle permet le surgissement d'une abondance qui représente la condition la plus proche du Paradis sur Terre après la Chute.
Après un rappel sur la réception (par ses contemporains puis par les nôtres), l'occultation (notamment par Max Weber), la mésinterprétation (par Marx), dans l'Introduction, du texte mandevillien, celui-ci est scrupuleusement décrypté dans le Chap. Ier « Préliminaires textuels... », qui le décompose en dix éléments.
Le Chap. II, « Mandeville et la naissance du capitalisme ou Comment passer de la pénurie à l'abondance, grâce à la perversion... et tout détruire », donne la mesure de l'immense puissance novatrice de Mandeville : dans les rapports entre morale et politique, au-delà de Machiavel et de Nietzsche et avec plus de hardiesse que La Rochefoucauld qui l'avait préparée ; dans la découverte de l'inconscient, avec une large avance sur Freud et anticipant un chemin qui sera redécouvert seulement par Lacan ; dans la réfutation philosophique de Descartes et dans le perfectionnement de la clinique de la perversion (au niveau social outre que sexuel) ; dans le dépassement de Marx notamment sur le sujet de la plus-value initiale et sur le fétichisme de l'argent. Ce Chap. II, infiniment stimulant, explore également le contexte historique analysé par Mandeville – entre 1694 et 1714, c-à-d. entre révolution industrielle, financière et privatisation des communs – pour en venir à des analogies avec la théorie néolibérale actuelle du « ruissellement », à la pratique occulte ou tolérée des illégalités financières d'aujourd'hui, et enfin à l'actualité du dessein blasphème de Mandeville : « Faire jouir Dieu et le monde ».
Le Chap. III, « Le capitalisme comme système borderline », reprend des termes et instruments cognitifs plutôt psychanalytiques (fétichisme, perversion, schizophrénie, paranoïa...) pour s'atteler à examiner le capitalisme financier depuis la fin du système de Bretton Woods : en particulier une anticipation est envisagée de l'éventualité de la cryptomonnaie de Facebook, la denommée « libra », qui aurait dû être lancée dès 2020.
Le Chap. IV, « Bienvenue à Cloaca », prend comme point de départ la découverte freudienne des rapports entre l'argent et l'excrément, depuis la définition de la position de l'enfant comme « pervers polymorphe » et accomplit un détour assez inattendu sur le thème de l'art contemporain et sur sa nature radicalement spéculative ; de là l'auteur déconstruit la prétention du capitalisme qu'il permettrait l'échange à somme non-nulle, et anticipe sur la Conclusion, qui reprend la fonction excrémentielle (je dirais personnellement : « coprophage ») de la perversion capitaliste en faisant une courte référence aux catastrophes environnementales en présence – une conclusion attendue et un peu bâclée. Néanmoins cet ouvrage est pour moi un petit chef-d’œuvre.
Cit. :
1. « […] Mandeville s'est posé une question dont Freud n'a jamais voulu entendre parler. On pourrait la formuler ainsi : pourquoi, si on peut libérer les patients individuellement, ne pourrait-on envisager de les libérer collectivement ?
C'est la réponse apportée à cette question qui a transformé Mandeville le psy en Mandeville économiste et premier théoricien du capitalisme. Dans le cas individuel, Mandeville a repéré que c'est le bridage excessif des corps "vicieux" qui amène la souffrance aux âmes. Dans le cas collectif, il avance que c'est le bridage du corps social et des "vices" qui le traversent qui amène la misère dans la Cité. C'est de là que sort l'idée mandevillienne selon laquelle la libération des "vices privés" entraîne l'opulence de la Cité. » (pp. 67-68)
2. « C'est là un fantastique dispositif pervers qui apparaît soudain. Il crée d'un coup trois entités hautement pérennes (jusqu'à aujourd'hui) : la grande classe des névrosés qui sont tenus en bride, la petite classe des scélérats servant de repoussoir, la mini-classe indiscernable des pervers s'employant à tondre l a laine sur le dos des premiers.
Nul doute que ce dispositif a été compris par les premiers capitalistes – c'est très probablement pourquoi, en bons pervers, ils ont fait brûler les œuvres de Mandeville. Car le bougre disait tout. » (p. 72)
3. « Donc le vol est utile. Et même triplement utile. Outre qu'il incite l'industrie et le commerce à tourner davantage puisqu'il faut bien remplacer les objets dérobés, il encourage au développement des industries de la sécurité. Surtout, il permet aux filous, pour peu qu'ils ne se fassent pas prendre, d'amasser plus vite le fameux argent fétiche qui leur permettra d'avoir plus d'argent et de se présenter, à terme, comme des capitaines d'industrie œuvrant au bien commun.
De ce point de vue, "on n'arrête pas le progrès", puisqu'en trois siècles, le principe mandevillien (le vol est utile) s'est beaucoup enrichi. En témoigne cette longue liste de techniques nouvelles de spoliation et de captation, désormais très usitées dans le business : ententes et cartels, abus de position dominante, dumping et ventes forcées, délits d'initiés et spéculation, absorption et dépeçage de concurrents, faux bilans, produits financiers à haut risque (du type subprimes), titrisation de créances pourries, hedge funds permettant de spéculer à la baisse comme à la hausse, manipulations comptables et de prix de transfert, fraude et évasion fiscales par filiales offshore et sociétés écrans installées dans des "paradis fiscaux", détournement de crédits publics et marchés truqués, corruption et commissions occultes, abus de biens sociaux, surveillance et espionnage, chantage et délation, violation des réglementations en matière de droit du travail et de liberté syndicale, d'hygiène et de sécurité, de cotisations sociales, de pollution et d'environnement... Et, pour couronner le tout, poursuites-bâillons à l'encontre de ceux qui dénoncent ces pratiques. » (pp. 96-97)
4. « Quelle serait alors la maxime de ce nouveau saint pervers qui règne depuis maintenant trois siècles ? Baise ton prochain et ainsi tu feras le mieux que tu puisses faire pour faire jouir Dieu et le monde ! » (p. 106)
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