Jared Diamond, dans un essai très célèbre de 1999 (que j'ai parcouru mais pas lu), avait déjà hissé les germes comme l'un des trois déterminants des « destins des sociétés humaines ». C'est dire que la pandémie actuelle est à remettre dans la perspective d'une histoire des catastrophes sanitaires de l'humanité qui remonte assez précisément à la révolution agricole d'il y a plus de 10 000 ans – comme le démontrent désormais sans aucun doute les fragments de génome des virus repérés dans les ossements humains préhistoriques.
L'approche de cet ouvrage est chronologique, mais son auteur n'est pas un historien : c'est un épidémiologiste travaillant au sein de l'OMS qui trace ici non pas une Histoire mondiale balisée voire carrément façonnée par la survenue de telle ou telle pandémie, par l'apparition, la disparition et l'éventuelle réapparition des vingt-cinq maladies infectieuses étudiées, mais bien une histoire de ces maladies, telles qu'elles sont devenues pathogènes pour l'homme et ont été décrites, comprises, soumises à des tentatives de guérison voire d'éradication, plus ou moins infructueuses, au cours des siècles. Bien entendu, leur importance étant parfois capable d'infléchir le cours même de l'Histoire, comme dans la cas de la quasi disparition des Amérindiens à cause de leurs contaminations par les Européens, ou dans celui des avatars de la colonisation de l'Afrique qui longtemps a été trop inhospitalière pour lesdits Européens ; ou bien capable de caractériser une époque, comme la « peste noire » la fin du Moyen Âge, la tuberculose la révolution industrielle, ou le sida la fin de notre illusion (occidentale) d'avoir à jamais triomphé des épidémies ; une lecture purement historique de ce livre est possible. Dans ce cas, elle est agrémentée par la prémonition (l'essai date de 2004) que les maladies infectieuses seraient destinées à occuper un rôle plus dramatique à l'avenir, notamment à cause des modifications écologiques, démographiques et climatiques de la biosphère (cf. cit. 4 infra), mais aussi qu'elles pourraient enfin retrouver une place plus importante dans la recherche médicale et pharmaceutique de l'hémisphère Nord du monde qui les a longtemps délaissées sous l'appellation de « maladies tropicales », grâce à la découverte que certaines maladies chroniques, y compris le cancer, les maladies cardiovasculaires et certaines pathologies neurologiques ont sans doute des bactéries ou des virus parmi leurs causes (cf. cit. 5) : les intérêts des populations vieillissantes du Nord et ceux de celles du Sud, jeunes et encore affligées par une pullulation d'épidémies meurtrières, anciennes et nouvelles, pourraient donc ainsi se rejoindre. L'ouvrage comporte aussi une dernière partie assez inattendue sur les guerres bactériologiques et autres armes biologiques, qui suscitent généralement un intérêt et des inquiétudes intermittents.
J'avoue que l'identité professionnelle de l'auteur de cet essai en rend la lecture assez ardue, parfois très aride et d'un style presque désagréable ; c'est portant d'abord et surtout un gage de précision et de méticulosité dans les affirmations avancées, particulièrement appréciable pour les pronostiques, qualités dont on peut douter parfois chez les grands vulgarisateurs – c'est notamment l'impression que m'avait laissée l'auteur que j'ai cité en début de note...
Table des matières :
1 – De la préhistoire au Moyen Âge : La préhistoire, La révolution agricole, De l'Antiquité au Moyen Âge.
2 – Les Européens à la conquête du Nouveau Monde : Le choc microbien, La traite des Noirs.
3 – L'époque coloniale.
4 – Les fléaux des temps modernes : La tuberculose, Le sida.
5 – Des maladies infectieuses disparaissent : Disparition naturelle d'une maladie, Les tentatives d'éradication […] par l'homme.
6 – Les maladies infectieuses de demain : Les maladies infectieuses émergentes d'apparition "naturelle", La guerre biologique
Cit. :
1. « La résistance partielle, acquise ou innée, à la fièvre jaune et à la malaria des populations noires fut utilisée comme argument pour la poursuite de la traite des Noirs. Les esclaves originaires d'Afrique constituaient la seule main-d’œuvre capable de résister aux "fièvres tropicales". Paradoxalement, la résistance des esclaves noirs aux maladies favorisa leur recrutement pour la défense des îles lors des conflits entre les puissances coloniales qui leur imposaient leur statut. C'est finalement la fièvre jaune qui, en anéantissant successivement les armées coloniales anglaises et françaises, permettra la création du premier État indépendant des Caraïbes : Haïti. » (p. 89)
2. « Les maladies infectieuses ne peuvent à elles seules expliquer les contraintes du développement démographique dans le Nouveau Monde, mais elles permettent de justifier, dans les zones tropicales, le choix des colons de faire venir massivement des esclaves noirs pour assurer une activité économique fortement entravée par les maladies. En revanche, dans les régions d'Amérique du Nord, les conditions épidémiologiques furent moins contraignantes et expliquent que, dans le jeune État américain, la traite ait été plus limitée et localisée (sud du pays) comparativement au reste du continent. Les estimations récentes l'évaluent à moins de 500 000 esclaves, contre plus de 15 millions dans les régions tropicales. » (p. 102)
3. « Dans les pays en phase d'industrialisation d'Europe et d'Amérique du Nord, le choléra apparaîtra rapidement comme une maladie associée à la pauvreté. En France, les travailleurs étaient convaincus que la bourgeoisie, de connivence avec le pouvoir politique, utilisait l'arme du choléra pour les empoisonner […] Réciproquement, le dégoût de la bourgeoisie pour les pauvres était amplifié du fait qu'ils étaient porteurs de la maladie. […] Les historiens ont établi une relation directe entre les révoltes et l'épidémie. Ils remarquent que les épidémies de choléra s'accompagnent dans toute l'Europe de troubles graves, d'émeutes et de révolutions. » (p. 122)
4. « Tableau 2 – Facteurs d'émergence des maladies infectieuses qui influenceront leur devenir :
- Modifications écologiques induites par l'homme / passé : ** / présent et futur : ****
- Monoculture / passé : 0 / présent et futur : **
- Transports / passé : *** / présent et futur : ****
- Modifications du comportement humain / passé : ** / présent et futur : ****
- Guerres, réfugiés / passé : *** / présent et futur : ***
- Pratiques médicales / passé : *** / présent et futur : *
- Évolution des agents infectieux / passé : ** / présent et futur : **
- Démographie / passé : * / présent et futur : ****
- Individus immunodéprimés / passé : * / présent et futur : ***
- Climat / passé : ** / présent et futur : *** » (p. 232)
5. « Paradoxalement, grâce à la recherche médicale, les germes pourront être à l'origine de l'amélioration de la santé. Dans les années à venir, des découvertes essentielles dans le rôle des agents infectieux comme cause de pathologies diverses sont attendues : maladies cardiovasculaires, cancers, désordres neurologiques. L'exemple du rôle d'Helicobacter pylori (2002) comme agent responsable de l'ulcère gastrique est riche d'enseignements.
[…]
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la théorie des agents chimiques carcinogènes s'imposait pour expliquer la survenue de cancers, qui ne pouvait résulter que de mutations induites par ces agents dans le patrimoine génétique de l'homme et ne pouvait s'appliquer à la théorie des germes postulée par Robert Koch […].
De nos jours, nous avons une vue tout à fait différente. […] Globalement, près de 20% des cancers sont, de nos jours, associés à des germes.
Plus d'un demi-siècle de recherche aura donc été nécessaire pour imposer le rôle d'agents infectieux dans l'étiologie des maladies chroniques, et les découvertes actuelles pourraient bien révolutionner la médecine de demain. » (pp. 245-246)
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