Extraits du journal tenu en Inde par Eliade en 1928-30, voici ses carnets de route, dans lesquels la forme diariste cède le pas au style classique du récit de voyage – avec en prime les verbatims des rencontres avec le grand poète Tagore, avec une femme indienne qui parle de la condition féminine dans son pays et avec un nationaliste remonté contre le colonialisme britannique. Les voyages de Mircea Eliade sont majoritairement inspirés par sa curiosité pour les lieux saints de l'hindouisme et les célébrations religieuses qui occasionnent des pèlerinages ; contrairement à ce qu'indique le titre du livre, ses pérégrinations le poussent de la frontière de l'Afghanistan jusqu'à l'île de Ceylan, du Bengale à l'extrême sud de la péninsule indienne. Il recherche des monuments, des échanges philosophiques avec des saints hommes et des ermites, des aventures qui parfois, vu la guerre d'indépendance naissante, le font même « passer par la case prison ». Les paysages et les climats sont très variés : des hauteurs himalayennes à la jungle, du désert et relative insolation jusqu'à la mousson et cyclone afférent, et le recueil se termine par une battue de chasse au crocodile. Les descriptions sont exubérantes, les compagnons de route éphémères, l'introspection est pratiquement absente et cette Inde en partie déjà comprise par ce jeune Européen qui y a provisoirement élu domicile n'est assurément plus exotique pour lui, mais elle constitue néanmoins, dans son énorme étendue et sa diversité infinie, un réservoir inépuisable de sensations et d'expériences extraordinaires, bouleversantes, extrêmes, à la vie à la mort.
Cit. :
1. « Il ne pleuvait plus, mais à présent ce n'était pas la pluie qui nous terrifiait. J'entendais un étrange bruit sourd, un bruissement. Comme les pas d'un cortège d'ombres sur un tapis de mousse. Mon Dieu, qu'est-ce que ça signifiait ? "Ah ! sherpa, sherpa !..."
Et alors, j'ai compris leur peur. Nous étions descendus trop bas, sur le chemin des sangsues. Et les sangsues avançaient en colonnes serrées, par milliers, par dizaines de milliers.
Je ne les voyais pas. J'entendais seulement leur reptation visqueuse, je distinguais seulement un tremblement de feuilles.
Celui qui a dit que le tigre ou le cobra était l'animal le plus redoutable de la jungle, celui-là ne l'a pas connue au début de la mousson. Ces bêtes compatissantes vous tuent d'un seul coup. Tandis que les sangsues... Elles s'approchent – et on ne peut pas s'enfuir. On les voit – et on ne peut pas les frapper. Si l'on prend peur on est perdu. Car l'homme effrayé se sauve dans la vallée. Or, dans la vallée, l'agonie est longue, et la fin exsangue. » (p. 46)
2. « Je ne prétends pas que l'Inde soit un pays parfait, aérien et vertueux. L'Inde est un continent malheureux, misérable, mixte, accablé par l'histoire et non reconnu par les historiens (c'est pourquoi je me rends si souvent en Europe). Mais j'ai pitié de sa gloire et de son génie, que ne cessent de transmettre, vivaces, depuis des millénaires, la tradition et les œuvres. » (Rabindranath Tagore, cit. pp. 113-114)
3. « La nuit de l'Inde du Sud n'est pas la nuit de la Roumanie, elle n'est pas la nuit des montagnes, elle n'est pas la nuit de l'Italie. Entre elle et celles-ci s'étend l'Arabie. Ici, la contemplation du ciel induit inévitablement des questions et des recueillements étranges. La nuit a partout et toujours été un signe de mystère. Mais il y a une nuit des poètes latins, une nuit des romanciers français, une nuit de Novalis. On pourrait tenter une classification selon le compagnon que nous impose la nuit : Dieu, la femme, l'âme. Voilà pourquoi les poètes et les penseurs de l'Inde nous paraissent tellement singuliers – ils sont restés trop longtemps seuls avec eux-mêmes. » (p. 161)
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]