David Boratav est le petit-fils du grand ethnologue turc Pertev Naili Boratav. Quelques années après la parution de son premier roman, Murmures à Beyoglu, chez Gallimard (2009), que ma femme a reçu gracieusement et sur lequel je pourrai assurément beaucoup bavarder un jour, mais qui attend encore d'être lu et commenté, je suis tombé accidentellement sur ce second roman, qui traînait donc sur mes étagères depuis 2016, acheté par un élan d'identification imaginaire : une histoire de disparition, un campus anglais dans les années 90 où un jeune homme fait des études de droit international, mises en cause dramatiquement par la guerre de Bosnie et en particulier l'immobilité des institutions européennes face au siège de Sarajevo. Rien, hormis ma piste actuelle sur les disparitions personnelles volontaires, ne m'aurait laissé croire que je lirais ce roman maintenant, avant les Murmures à Beyoglu.
Cette lecture m'a apporté une satisfaction personnelle en confirmant que, chez Sébastien Chevalier, le héros qui disparaît sans laisser d'adresse et sans laisser à son narrateur aucun indice sur sa destination ni sur ses motivations, on peut néanmoins très clairement corréler son geste à sa biographie abandonnique. En effet, l'aspect le plus intéressant de la narration, c'est la découverte, par Sébastien, de l'existence de son père, Mehmet Kahraman, un Turc qu'il n'a jamais connu et dont le nom de famille signifie « Héros », mais qui lui lègue, par l'intermédiaire de son frère Ahmet, établi à Poitiers, une arme à feu : son pistolet de l'armée qui lui a sauvé la vie et qui porte le nom de Sarsılmaz, « L'Inébranlable ».
À regarder de plus près, la courte biographie du jeune étudiant en droit, relatée par un condisciple allemand deux décennies plus tard à partir du journal intime de Sébastien, entre la « disparition » (le décès) de son grand-père, celle de la figure inaugurale de son amour – Clara – et celle de son ami parisien d'un seul jour – Antoine Alvarez –, est entièrement faite de disparitions.
Mais hélas je n'ai pas adhéré à cet étrange jeu de piste, ou plutôt une charade, dans laquelle un grand nombre d'indices narratifs très intéressants sont lancés pour allécher le lecteur sans être utilisés ensuite. Il en est ainsi de certains personnages hauts en couleurs, tel le docteur Basiliu, le colocataire et ancien ami suisse de Sébastien Sash, ou les amis anglais, mais aussi des descriptions des lieux – le paysage montagneux suisse, Paris et la Sorbonne, le campus de Clothworkers, et même de certains éléments de la narration, comme l'épisode de la rixe contre les vandales destructeurs de vélos.
Évidemment, cette narration fragmentaire sert l'objectif de la vraisemblance de la fiction, à renforcer l'impression que la reconstitution biographique opérée par l'ami Hermann Brock ne peut être que partielle, le but final étant sans doute aussi de laisser le flou sur toute la question de la disparition. Néanmoins, ce choix aurait pu être corroboré par quelque subtilité dans la construction du texte qui aurait permis de donner in fine un sens plus structuré à l'ensemble des détails, ou à garantir consistance à l'hypothèse qu'ils formeraient des éléments que le lecteur puisse relier de manière cohérente. En l'absence de cela, ou en refusant de l'y aider, c'est plutôt l'impression d'une faible maîtrise de la technique narrative qui me reste en fin de lecture. Et cela, en criante contradiction avec la langue extrêmement ciselée, raffinée, presque maniérée qui caractérise le texte – avec peu d'écart entre la plume du narrateur et les « citations » tirées du journal du disparu...
Cit. :
« Désormais, il fallait qu'il apprenne, accepte et choisisse – étrange devise du monde adulte –, et si son père disait vrai, il s'agissait même de cette seule proposition : choisir. Choisir de savoir, accepter ou non cette greffe qu'il lui proposait, sa nouvelle identité, son nouveau nom et cette arme à feu qui ne tremblait pas.
Il m'a demandé de te donner le Sarsılmaz..., répéta l'oncle en découpant sa viande ; et comme si l'affaire pouvait se résoudre ainsi, sans lever les yeux de son assiette il ajouta : Or la loi me l'interdit, et je dois donc enfreindre la loi.
Quel genre d'homme était un père qui faisait cadeau de son arme à un fils qu'il ne connaissait pas ? » (p. 66)
Excipit :
« Laissant derrière lui la trame du Sébastien d'avant qu'il croit entendre crépiter dans les ronces telle une membrane sèche, il frappe, entrouvre la porte et pénètre dans la solitude de la maison, cette patrie chimérique qu'il est depuis longtemps sur le point de rejoindre. »
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