[Titre d'origine : « Il Ciclope »]
Trois semaines de voyage immobile sur une île méditerranéenne inhabitée dont l'identité restera soigneusement occultée, dominée par un phare imposant, avec pour seule compagnie les gardiens – une relève se produit durant le séjour de l'auteur – beaucoup plus taciturnes qu'on eût pu l'attendre, un âne borgne et incapable de braire, une poule esseulée baptisée Cassandre, quelques matous sauvages et plusieurs milliers de goélands loin d'être toujours sympathiques... Le phare, c'est un catalyseur de pensées errantes, pourtant, les références littéraires ou savantes sont rares dans ces pages ; « Les archipels de l'âme sont infiniment plus mystérieux et compliqués que les vrais. » (p. 42), pourtant, jamais l'écrivain-voyageur ne cède à une introspection précieuse et de mauvais aloi ; les 26 courts chapitres identifiés sans exception par un seul lexème (sans article) indiquent de pures observations, des descriptions immédiates ou celles de souvenirs induits, dont la minutie des images ne contredit en rien la « perception pélagique du monde » (cit. passim) qui caractérise cet ouvrage et, en général, Paolo Rumiz.
À chercher un élément dynamique dans le récit, l'unique moteur de l'action, on le trouvera sans difficulté dans l'alternance des vents. Les vents, porteurs de mythes, et quelques orages apocalyptiques affectent non seulement les métamorphoses des paysages, mais ils déterminent surtout les situations dramatiques, de sorte que leurs noms pourraient aussi intituler quasiment chaque chapitre – il en est ainsi pour deux d'entre eux : « Tramontane » et « Sirocco » - ce qui aurait sans doute pour conséquence d'ancrer davantage le livre dans la catégorie des récits marins, au détriment de l'aspect « archipélagique » qu'il possède en réalité.
À ce propos, je suis désolé que le titre de l'édition française du livre soit tellement plus explicatif que celui d'origine, de manière absolument contraire à l'intitulé des chapitres, et à l'esprit du livre tout entier.
Cit. :
« La nature, que j'ai regardée au début d'un œil bêtement contemplateur, se révèle être tout sauf pacifique. Chaque mètre carré de bruyère autour du phare est en état d'alerte et de tension. Redoutant la nuée hurlante, les chatons à peine nés savent déjà qu'ils ne doivent jamais sortir à découvert, et dès que je vais leur apporter quelques restes sous le bûcher, ils feulent comme des tigres. La poule observe le ciel d'un œil jaune de terreur. Les faucons eux-mêmes ne s'aventurent qu'avec circonspection. L'île entière hurle de peur. » (p. 60)
« Sur mon cahier, les observations se sont faites plus attentives, plus ponctuelles. Mes pensées sont devenues moins complexes, mais plus hermétiques ; elles ont acquis de la force par un effet de soustraction, comme les objets polis par la mer. Et puis d'ailleurs, ce n'est plus moi qui les cherche, les pensées ; ce sont elles qui viennent me trouver. Je les grappille ici et là, en déambulant sur l'île, comme les asperges sauvages ou les câpres que je mets à saler. L'écriture elle-même s'assèche, elle pousse sur des notes de trois lignes au maximum, elle côtoie les confins de l'incommunicable.
On voit souvent un vide étrange dans les prunelles de ceux qui reviennent des océans ou des grandes chaînes de montagnes de la planète. "Comment ça s'est passé ?" demande-t-on. Et eux répondent : "Bien", et puis c'est tout. Ils restent là, en silence, à regarder le coucher de soleil, avec une bière sur la table. »(pp. 155-156)
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