De nouveau, me voilà conquis par les nouvelles de ce géant de la littérature persane contemporaine que fut Sadeq Hedâyat. Cette parution toute récente aux éditions Zulma est la réédition de celle de chez Phébus (1989) mais, de toute manière, même les recueils précédents publiés depuis déjà quelques décennies majoritairement chez José Corti, de même que son roman inachevé, La Chouette aveugle (1941-1953), sont hélas demeurés assez confidentiels. Elle contient aussi « Le chien errant », qui est sans doute la première nouvelle publiée par l'auteur, de son vivant, en 1941.
Il n'y a pas d'unité thématique dans ces dix nouvelles, dont la première et éponyme me semble s'imposer sur les autres autant par l'audace de sa construction que par la hardiesse avec laquelle est représenté la folie. S'alternent, de plus, des écritures différentes, tantôt caractérisées par le réalisme, tantôt frôlant le fantastique, tantôt inspirées par la critique de certains aspects du traditionalisme de la société iranienne que l'auteur devait sans doute trouver détestables : les superstitions, la bigoterie de certaines pratiques de l'islam chiite (ex. les pèlerinages), les violences domestiques. Néanmoins, surtout dans les six dernières nouvelles, un fil conducteur peut être repéré : l'ambivalence des rôles féminins dans la conjugalité, dans une dialectique de domination et de souffrance où la femme n'est pas systématiquement la victime ni ne saurait refléter les images stéréotypées attendues.
D'un point de vue technique, je commence à reconnaître les empreintes qui caractérisent Hedâyat et qu'il a laissées à la postérité de la nouvelle persane : au niveau des incipit et des excipit, chutes des récits, de l'insertion de passages en vers dans la prose, des « répétitions structurantes » - cf., en particulier dans la première nouvelle, les mots qui en constituent le titre : « Trois gouttes de sang ».
Deux traducteurs sont nommés : Gilbert Lazard, qui est désormais le traducteur « attitré » de Hedâyat, et Farrokh Gaffary, qui a signé ici « La quête d'absolution » uniquement. Il me paraît remarquable et appréciable que les deux sont parvenus à une telle syntonie qu'on ne distingue pas de différence stylistique. De plus, si je compare leur langue avec celle de Roger Lescot, traducteur de La Chouette aveugle en 1953, je constate que le choix de la continuité a été fait, malgré les six décennies qui se sont écoulées et les nouvelles tendances traductologiques survenues depuis : mais en l'occurrence, j'estime que ce choix est absolument juste, compte tenu autant de la personnalité de l'auteur que de sa diffusion encore restreinte.
Cit. : incipit de la première nouvelle :
« C'est hier qu'on m'a mis dans une chambre à part. Serait-ce que je suis complètement guéri, comme l'a assuré le surveillant, et que je serai libéré la semaine prochaine ? Ai-je donc été malade ? Un an, pendant un an entier j'ai imploré en vain qu'on me donne une plume et du papier. Que de choses ne me promettais-je pas d'écrire dès que j'en aurais le moyen ! »
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