De même que les Présocratiques sont connus surtout par les critiques que Platon fit d'eux, de même, depuis très tôt après la parution de son époustouflante œuvre maîtresse : L'Unique et sa Propriété (1844), Max Stirner est connu par la condamnation implacable, hargneuse, prolixe (plus longue que l'ouvrage lui-même), souvent vitupératrice, parfois sarcastique qu'en firent Marx et Engels dans L'Idéologie allemande. Très peu connu, en vérité, et, paradoxalement, toujours en relation avec quelque autre penseur, comme si son « breuvage trop fort » demandait à être dilué dans l'élixir d'un autre : comme précurseur de Nietzsche – mais André Gide ne s'y trompa pas - , comme anarchiste individualiste à opposer à Proudhon et à Bakounine – mais ce n'est sans doute uniquement que par la véhémence avec laquelle il s'applique à les attaquer –, comme ennemi de l'humanisme de Feuerbach, de Bruno Bauer et des « Hommes Libres », assurément – mais alors, dans la même ligne argumentative, il faut évoquer Hegel, dont il fut le disciple. Henri Arvon situe Stirner dans une directe descendance hégélienne, mais en opposition avec les hégéliens de gauche : implicitement, cela vaut comme une qualification du philosophe en tant qu'anarchiste de droite, peut-être le père de cette lignée. Et l'oeuvre de Stirner possède d'hégélien au moins la structure dialectique (en deux grandes parties : pars destruens : « L'Homme », pars construens [celle où les pronoms personnels sont écrits en majuscules] : « Moi »). Mais aussitôt, il me semble indispensable de préciser deux distinctions : Stirner est absolument anti-idéaliste, le pourfendeur obsessionnel de toute transcendance, religieuse, éthique, sociale, idéale – en cela, il me paraît constituer l'antithèse de Hegel ; secundo : de son propre aveu dans la préface à la deuxième édition de son livre, « [Son] objet principal est le christianisme », conçu comme la source archétypale de l'aliénation du Moi, source à laquelle succèdent ou se joignent : l'Esprit, l'Etat, la morale, le droit, la nation, la bourgeoisie, le socialisme, le communisme... On a du mal à reconnaître une filiation hégélienne le long de cette ligne de pensée !
Néanmoins, je trouve qu'il n'y a pas meilleur angle d'attaque, pour présenter ce philosophe qui m'était totalement inconnu, que celui d'Henri Arvon, consistant à le situer dans ses rapports conflictuels ou autrement problématiques avec des penseurs connus. Dans cette démarche, il ne néglige pas de montrer que par la dialectique de Stirner avec Marx, ce dernier a également évolué vers des positions différentes de celles qu'il avait défendues dans sa jeunesse, en particulier au sujet de l'antiétatisme et de Feuerbach.
En même temps, en mêlant la chronologie aux thématiques, Arvon introduit dans une première partie (environ la moitié de l'essai) les principaux concepts de Stirner, dans une répartition en six chapitres : I. Les « Hommes Libres », II. « L'Esprit », III. « L'Etat », IV. « La Société », V. « Moi », VI. « Conclusion ». Suit une anthologie de textes, qui, malgré leur relative longueur (quelques pages), auraient été assez obscurs s'ils n'avaient pas été précédés par la présentation de la pensée, tant les concepts stirnériens sont inhabituels et le goût stylistique du philosophe marqué par les jeux de polysémie, d'assonances et d’étymologie de la langue allemande, intraduisibles sauf explication (circonstance qui apparemment n'a pas manqué de créer des contresens et l'apparence de contradictions dans la traduction française). Ce choix de textes est, lui aussi, divisé en plusieurs grands chapitres, chaque texte étant très bien résumé par un titre, comme suit :
I. L'idéalisme :
- Le triomphe de l'esprit
- Il n'y a pas de vérité
- L'abstraction de l'être
- Les limites du penser
- Permanence du sacré
- Extension du sacré
- Transformation du sacré
- La lutte contre le sacré
- L'homme-Dieu
II. État et Société :
- Le socialisme ou la gueuserie universelle
- Le devoir social, notion religieuse
- Le parti
- La tyrannie de l'Etat
- Le peuple et l'individu
- La démocratie bourgeoisie
- L'association
- Association et liberté
- L'égoïsme n'est pas isolement
- La liberté et la propriété
III. L'Egoïsme :
- Caractère religieux de la morale laïque
- L'athéisme pieux de Feuerbach
- L'égoïsme et la morale
- La morale bourgeoise
- Morale et immoralité
- L'éducation libérale
- Une éducation anti-autoritaire
- Contre tout devoir-être
- Egoïsme et humanité
- L'amour égoïste
- Eloge de l'égoïsme
- L'égoïsme, ressort permanent de l'homme
- L'héritage culturel au service de l'égoïsme
- La propriété et la puissance
- L'avènement de l'Unique.
La lecture de ce livre a été extrêmement fertile et enrichissante ; la densité du texte a provoqué une difficulté qui n'a pas été due à un défaut d'explication de la pensée, laquelle, bien au contraire, a été impeccable ; cela dit, les contenus mêmes de cette pensée sont horribles, abominables, inquiétants, exécrables... On pourrait se consoler et penser qu'il s'agit là d'un système philosophique abstrait, fondé uniquement sur la spéculation d'un monde tel qu'il pourrait être en niant tous les présupposés de celui dans lequel le penseur vivait : un monde anti-chrétien – je n'ai rien contre ! - anti-bourgeois – ça me va aussi... - anti-identitaire – là ça commence à craindre - anti-éthique, anti-juridique, anti-social, où « la guerre permanente de tous contre tous » ainsi que le « crime » sont appelés de ses vœux... Un vrai cauchemar ! Une toute petite note biographique presque invisible annonce que Marie Daehnhardt, seconde épouse de Stirner (la première étant décédée quelques mois après le mariage), se sépara de lui après 4 ans de mariage et sa dilapidation de sa dot, et déclara à propos de son mari qu' « elle ne l'avait ni aimé ni estimé et qu'il était trop égoïste pour avoir jamais eu un ami »... Mais ce qui me paraît véritablement affreux, effrayant, c'est la modernité de certains de ses propos, critère qui a inspiré en partie mon choix des cit. : il semblerait que le néolibéralisme – Margaret Thatcher l'avait-elle lu lorsqu'elle affirmait que « La société, ça n'existe pas » ? -, et même la psychologie positive américaine soient parvenus à des conclusions assez similaires à celles de Stirner – tout en partant de présupposés radicalement opposés. Comme si cet homme laid, aigre, aboulique, passablement « loser » dans sa carrière d'enseignant, avait eu la revanche triste de la clairvoyance...
Cit. :
« On ne cessera jamais de penser, pas plus que de sentir. Mais le pouvoir des pensées et des idées, le règne des théories et des principes, la souveraineté de l'Esprit, bref, la hiérarchie durera tant que les curés, c'est-à-dire les théologiens, les philosophes, les hommes d'Etat, les philistins, les libéraux [terme souvent utilisé comme synonyme de : « sociaux » c-à-d. les socialistes, et sans jamais de référence au libéralisme anglais], les maîtres d'école, les serviteurs, les parents, les enfants, les gens mariés, Proudhon […] etc. auront la parole ; la hiérarchie durera tant qu'on croira et pensera aux principes ou qu'on les critiquera même ; car même la critique la plus impitoyable, qui sape tous les principes en vigueur, ne croit pas moins à la fin du compte au principe. » (cit. p. 7)
« L'enfant était réaliste, prisonnier des choses de ce monde jusqu'à ce qu'il parvînt peu à peu à percer le secret de ces choses, le jeune homme était idéaliste, enthousiasmé par des pensées, jusqu'à ce qu'il devînt l'homme, cet égoïste qui manie les choses et les pensées selon son bon plaisir, et qui fait passer avant tout son intérêt personnel. » (cit. p. 12)
« L'Etat repose sur l'esclavage du travail. Si le travail est libre, l'Etat est perdu. […]
Le travail, comme d'ailleurs la société de façon générale, ne doit pas être organisé, il s'organise tout seul en ce sens que chacun fait ce qu'il ne peut pas ne pas faire et qu'il ne fait pas ce qu'il ne peut pas faire. » (cit. p. 50)
« Lorsque le communiste voit en toi l'homme et le frère, cela est conforme à l'avis qu'il professe le dimanche. Selon l'avis qu'il professe tous les jours, il ne te considère aucunement comme homme tout court, mais comme un travailleur humain ou un homme travailleur. Le principe libéral anime le premier avis, dans le second se cache son caractère antilibéral. Si tu étais un "fainéant", il ne méconnaîtrait certes pas en toi l'homme, mais il s'efforcerait de le purifier en tant qu' "homme paresseux" de la paresse et de te convertir à la foi selon laquelle le travail est la "destination et la vocation" de l'homme. » (cit. p. 61-62)
« Sur le seuil de notre époque n'est pas gravée cette inscription apollinienne : "Connais-toi toi-même", mais cette inscription : "Fais-toi valoir toi-même". » (cit. p. 77)
« Tant que Tu crois à la vérité, Tu ne crois pas à Toi-même et Tu es un serviteur, un homme religieux. Toi seul es la vérité, ou plutôt Tu es plus que la vérité qui n'est rien du tout face à Toi. Certes, Tu T'enquiers de la vérité, certes, Tu critiques Toi aussi, mais Tu ne T'enquiers pas d'une "vérité supérieure", c'est-à-dire d'une vérité qui Te serait supérieure, et Tu ne critiques pas en Te servant d'un tel critère. Tu T'occupes des pensées et des idées ainsi que des phénomènes du monde des objets uniquement afin de Te les adapter, assimiler et approprier. Tu veux uniquement T'en rendre maître et devenir leur propriétaire ; Tu veux T'y orienter, et T'y sentir chez Toi, et Tu les trouves vrais ou bien Tu les vois dans leur jour véritable quand ils ne peuvent plus T'échapper, qu'ils n'ont plus de côtés qui ne soient pas saisis ou compris, ou qu'ils Te conviennent, qu'ils sont Ta propriété. Si par la suite ils deviennent moins faciles et qu'ils se dérobent de nouveau à Ta puissance, cela tient précisément à leur fausseté, c'est-à-dire à Ton impuissance. Ton impuissance est leur puissance, Ton humilité leur souveraineté. C'est donc Toi qui es leur vérité, ou bien c'est le néant que Tu es pour eux et dans lequel ils se dissolvent ; leur vérité est leur néant. » (p. 107)
« Plus le peuple est libre, plus l'individu est lié. C'est précisément à l'époque de sa plus grande liberté que le peuple athénien établit l'ostracisme, bannit les athées et fit boire la ciguë au plus probe de ses penseurs.
Combien n'a-t-on pas loué Socrate pour sa conscience qui lui fit repousser le conseil de s'évader de son cachot ! Ce fut là de sa part une sottise de donner aux Athéniens le droit de le condamner. Ainsi a-t-il été traité comme il le méritait. Pourquoi être resté sur le même terrain que les Athéniens ? Pourquoi n'avoir pas rompu avec eux ? S'il avait su et pu savoir ce qu'il était, il n'aurait concédé à de tels juges aucune autorité, aucun droit. C'était précisément sa faiblesse de ne pas s'être enfui, son illusion d'avoir encore quelque chose de commun avec les Athéniens, ou bien sa conviction qu'il était un membre, rien qu'un membre de ce peuple. » (p. 128)
« Qu'est-ce qui est donc ma propriété ? Rien d'autre que ce qui est en ma puissance. À quelle propriété ai-je droit ? À toute propriété que je m'octroie. Je Me donne le droit de propriété en m'emparant de la propriété ou, en d'autres termes, en Me donnant le pouvoir, les pleins pouvoirs, l'autorisation.
Tout ce dont on ne peut M'arracher la puissance demeure ma propriété ; eh bien, que la puissance décide de la propriété, Je suis prêt à tout attendre de Ma puissance. » (pp. 165-166)
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