Quelle idée splendide ! Née d'un double paradoxe. Sommé de ou désirant conter sa propre expérience de migration – il parle d'exil, mais j'ai un parti-pris absolu contre l'usage métaphorique de ce terme, lorsqu'il ne signifie pas le bannissement – et se déclarant incapable de le faire par des mots, l'auteur fait appel aux lettres de sa langue maternelle, le persan. Lettres calligraphiées bien que – deuxième paradoxe – il nous explique pourquoi il n'a pas aimé la calligraphie lorsqu'elle lui fut enseignée en milieu scolaire, et pourquoi il se sent incapable de l'usage de cet art qui a tant de connotations religieuses, et qu'il sait aussi inadapté à son but, qui a davantage trait au corps et au désir qu'à la spiritualité.
Magnifique idée, splendide réalisation, de commencer à conter des épisodes biographiques, dès l'enfance et donc bien avant la migration, avant même celle de son père vers l'Inde, suite à la persécution politique, par des lettres arabes de cet alphabet persan si merveilleux [et dont déchiffrer la complexité constitue l'une de mes bonnes résolutions pour cette nouvelle année.]
Idée extrêmement originale au sein de la littérature migrante qui est elle-même si novatrice et essentielle pour essayer de comprendre notre temps.
Mais hélas cette idée n'est réalisée, par des lettres et quelques mots, que jusqu'à la page 79 et à l'injonction « Va-t-en ! », suprême châtiment divin à l'adresse d'Adam et d'Ève chassés du jardin de l'Éden. Pas de quoi épuiser l'alphabet ni l'autobiographie. Et ensuite ? Ensuite les graphismes se poursuivent, tout aussi séduisants au demeurant, et les réflexions sur la migration-exil-déracinement aussi, tout aussi pertinentes au demeurant – quelques épisodes biographiques laissant de plus en plus de place à des instants de situations vécues.
Mais le reste du texte est caractérisé par la digression. Digressions sur le spirituel, sur la conception du corps, sur l'art indien et afghan, sur la calligraphie et le désir, sur mille autres sujets, intéressants au demeurant, mais décousus, dont je citerai et retiendrai en particulier : « Alef comme Âdam, Hé comme Havâ » (pp. 80-87), un monologue sur le péché originel narré par Havâ à la première personne, et « Douze mouvements pour inachever » (pp. 148-183) : une définition de la démarche de l'auteur de création de callimorphies – métonymies du corps – et non de calligraphies – métaphores du sacré.
Digressions, disais-je, et je vais me permettre, pendant un moment, d'imiter Atiq Rahimi avec une digression, parce que je l'aime beaucoup et que, s'il se penchait un jour sur ce que j'écris ici, il comprendrait que je le fais sans malice. Il faudra que quelqu'un écrive un essai long et circonstancié sur la migration et le malentendu. Franco La Cecla, dans son excellent travail sur le malentendu, a déjà donné pas mal de place au phénomène migratoire. Mais je suis persuadé qu'on peut aller plus loin, jusqu'à dire que l'exposé des motifs migratoires est consubstantiel avec le malentendu, entretenu à dessein par le migrant, afin de se protéger, de se mettre à l'abri dans sa propre condition qui est essentiellement vulnérable. Rahimi conte l'épisode suivant, sous forme de micro-dialogue avec une serveuse dans une brasserie parisienne :
« EXIL […] Qu'il vienne de 'essil', signifiant ravage, destruction... ou de 'ex-solo', hors du sol, arraché au sol, il s'agit d'un état, d'un mouvement de séparation d'avec son espace vital. […]
La serveuse ["une dame magnifiquement italienne"] m'écoute, debout devant moi, poitrine remplie de fierté, qu'elle frappe de sa main charnue. Elle me dit : "Mon sol, c'est mon corps !"
Elle ne connaît pas Ovide. Elle n'a jamais lu ses lettres de l'exil. Mais elle sait, comme lui, dire que l'exil, c'est "laisser son corps derrière soi, un corps rompu, déchiré" dont s'empare la terreur politique, religieuse, sexuelle... » (p. 102-103)
Or j'affirme catégoriquement que Rahimi n'a rien compris aux mots de la servante. J'ai des bonnes raisons de l'affirmer, même si, en essayant à mon tour de les interpréter, je peux aussi tomber dans le malentendu. À mon avis, la serveuse ne connaissait sans doute pas Ovide mais elle exprimait ce qu'Amin Maalouf a énoncé avec beaucoup de force et d'à-propos : les arbres ont des racines, ils s'enracinent dans un sol (ou en sont déracinés), les humains ont des pieds, qui leur servent à se mouvoir. Le territoire d'appartenance identitaire de cette femme, dit-elle avec une concision percutante, c'est son propre corps, ni plus ni moins, et excusez du peu...
Cependant le malentendu fonctionne de manière parfaite, un qui pro quo totalement plausible, lorsque Rahimi convoque Ovide, de manière sans doute projective. Le malentendu devrait être calligraphié ou callimorphié par lui.
Une toute petite remarque conclusive : l'avant-dernier dessin de l'auteur (le dernier illustrant les mots « Et la suite »), est pourtant une vraie calligraphie, pas une callimorphie. La calligraphie – d'aspect un peu arabesque, assurément dans le langoureux style calligraphique perse – d'un mot français, admirablement décrit dans sa phonologie et dans sa composition alphabétique. Il s'agit du mot dont Simone de Beauvoir disait que « c'était un mot encore plus beau que les plus beaux noms » : « Ailleurs ». Le livre commence donc par la calligraphie d'Alef et se termine par la calligraphie d'Ailleurs (en français). Trop diablement perspicace pour être une simple coïncidence !
Cit. :
[Inspiré par la célèbre histoire du Mollah Nasroudine, alias Nasreddine Hodja, qui cherche les clefs de sa maison dans la rue, sous un lampadaire, alors qu'il sait qu'il les a perdues chez lui... parce que : « Chez moi, il n'y a pas de lumière » cité p. 99]
« Mon pays a sombré dans la terreur de la guerre, de l'obscurantisme, et, là-bas, j'ai perdu les clefs de mes songes, de ma liberté, de mon identité...
Aussi, l'ai-je quitté en espérant retrouver mes clefs là où il y a de la lumière, de la liberté, de la dignité... tout en sachant que je ne les retrouverai jamais.
Toute création en exil est la recherche permanente de ces clefs perdues. » (pp. 99-100)
« Je suis 'djân'.
Ce mot n'est pas un triste trope, mais une joyeuse lexie de la langue persane. Il défie la dichotomie abrahamique ou platonique corps/âme. Il en est l'unique expression. » (p. 138)
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