[lecture inspirée par la note d'Automnale, que je remercie]
Ce livre réédite le journal de Françoise Frenkel, Juive polonaise qui fonda en 1921 « La Maison du Livre », librairie française de Berlin, la géra contre vents et marées jusqu'en 1939, s'exila en France jusqu'en 1943, année où, à la troisième tentative, elle parvint à franchir la frontière suisse après une période de clandestinité, d'emprisonnement, de cavale dans un grand nombre de villes françaises, à la merci des bons ou mauvais vouloirs des personnes rencontrées au cours de ses péripéties de fugitive seule, dont l'âge, la cinquantaine, laisse admiratif de son audace.
Le récit, d'abord presque insipide sur la période berlinoise, devient de plus en plus palpitant à mesure que les persécutions rendent le quotidien de l'auteure dangereux et invivable : pourtant le ton reste posé, les descriptions, aussi bien de son intériorité que de son environnement, relativement rares, se limitant presque à la simple géographie et climatologie, de sorte que la succession des événements nus s'exprime avec d'autant plus de violence. Une ou deux phrases à peine témoignent du désespoir qui a dû la submerger par moments. Très peu de considérations sont également développées sur son entourage humain : avec un équilibre retenu, les bienfaiteurs sont mentionnés avec une reconnaissance appuyée et les malfaiteurs évoqués en survol, comme pour suggérer que, dans le moment du danger suprême, l'heure n'est pas aux jugements, pas plus qu'à l'apitoiement sur soi.
Dans une France à l'évidence très partagée entre collaborateurs zélés parce que convaincus et insoumis mieux organisés parce que tenaces dans l'adversité, sous la menace de plus en plus pressante des rafles, il apparaît de ce récit que la survie de la protagoniste a relevé d'une suite de coïncidences favorables et de malchances esquivées par chance, son intuition ayant été tout de même déterminante.
Un certain nombre de circonstances demeurent mystérieuses : d'abord le silence absolu, relevé par Patrick Modiano dans sa préface, sur l'existence du mari de Françoise, Simon Raichenstein, co-fondateur de la librairie, qui s'exila d'Allemagne dès 1933, fut déporté à Drancy en juillet 1942 et mourut à Auschwitz peu après – quelles furent les conditions de leur séparation pour que jamais l'auteure ne le mentionne ? D'autre part, comment avait-elle pu entretenir des relations amicales avec des Suisses, suffisamment fortes pour qu'ils opèrent pour lui faire délivrer, à plusieurs reprises, des visas et des permis de séjour ? Enfin et surtout, comment avait-elle pu conserver et disposer de suffisamment de ressources matérielles pour vivre pendant plusieurs années dans différents hôtels ou en pension chez des particuliers qui lui appliquaient des loyers tout aussi onéreux, pour se payer des faux papiers et les services de passeurs, sachant qu'elle avait dû quitter précipitamment son commerce et sa demeure de Berlin « dans l'état » et que même la seule malle d'effets personnels qu'elle avait pu faire suivre à Paris lui avait été réquisitionnée par les autorités nazies durant l'Occupation ?
La valeur de chronique rédigée quasiment sur le vif – en 1943-44 – sans le recul de l'histoire apprise et des réflexions élaborées depuis, jusque certaines tournures lexicales un peu vieillottes, font le charme de cette lecture.
Cit. :
« Quant aux réfugiés, ils ne se mêlaient pas aux discussions. Blessés par ces attaques indirectes, ils se consultaient sur les possibilités de changer d'hôtel et d'ambiance ; mais partout, l'on parlait politique avec la même véhémence.
Lorsqu'ils pensaient aux persécutions qui sévissaient dans bien d'autres pays, leur propre existence leur paraissait presque enviable, et ils se taisaient.
La fierté n'était plus de mise. C'était un luxe inaccessible, même aux Français de l'époque.
Heureusement, après les repas, l'hôtel retombait dans son bienfaisant silence habituel. » (p. 94)
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