Légions sont les dithyrambes sur la lecture et les bibliothèques. Remarquables les élégies sur la folie de leurs usagers – je pense à Borges, à Canetti, à Manguel...
Comme le rappelait Sergio Moravia en introduisant un très bel essai que Beckett consacra à Proust : « L’idée que l’artiste [l'auteur] puisse être également un homme de culture intellectuellement éduqué, probablement capable de fréquenter des bibliothèques et des salles universitaires paraît provocante et bizarre: comme si l’on voulait inventer un animal à deux têtes. » Portant l'auteur est lecteur, usager des bibliothèques et sans doute possesseur de la sienne propre, et pour peu que sa démarche artistique outrepasse le solipsisme, il sait bien à qui il s'adresse...
Je suis donc très intrigué par une auteure qui, après quelques années de militantisme et journalisme afférent, choisit comme thème de son premier ouvrage littéraire la névrose gravitant autour de la bibliothèque.
À l'évidence il n'y a pas de meilleur moyen de la représenter que de camper une bibliothécaire névrosée, se livrant à un monologue sans droit de réponse face à une ombre de lecteur temporairement reclus dans sa section études cote 900 au sous-sol, jusqu'à la réouverture au public de son lieu de travail. Bibliothécaire outrancièrement névrosée, lecteur renfermé nuitamment : aucun ami du livre ne s'identifiera jamais dans de telles psychopathies, naturellement ! Certaines belles âmes se sentant visées de près monteront même sur leurs grands chevaux, et bien sûr elles n'admettront de toute la logorrhée de la fonctionnaire esseulée que la compassion pour les usagers les plus pitoyables dudit temple du savoir partagé : les solitaires en quête de « dragouille », les thésards au sujet insignifiant, les « réfugiés du chauffage électrique », les puceaux et pucelles de ce lieu qui n'y seront acquis que s'ils oseront franchir son seuil seuls, une prochaine fois.
Les agréables digressions sur le fonctionnement des bibliothèques, classification Dewey et compagnie, sur l'esprit des politiques culturelles, sur l'écriture de quelques auteurs classiques, les agréables aphorismes sur la lecture et l'écriture, les réflexions sur l'invisibilité de sa personne et sur la nuque de Martin : tous ces mots ininterrompus ne doivent être pris que pour le matériau splendide de la représentation d'une névrose. Dès lors, je ne suis pas sûr que ce petit ouvrage d'orfèvrerie fine soit vraiment ironique.
Cit. :
« Lire, c'est un prétexte. Un faux-semblant. Ce qu'ils viennent chercher ici, c'est quelque chose à quoi se raccrocher. […] De toute façon, les bibliothèques attirent les fous. Surtout en été. » (p. 46)
« De toute façon, pour écrire (j'y ai beaucoup réfléchi aussi), il faut avoir un problème sexuel. C'est évident. Ou trop de libido ou pas assez. C'est au choix. Mais écrire, c'est sexuel. […] On ne s'enferme pas dix heures par jour pour écrire si tout va bien dans sa vie. L'écriture n'arrive que si quelque chose ne va pas. Si tous les gens étaient heureux sur terre, ils n'écriraient pas autre chose que des recettes de cuisine et des cartes postales, et il n'y aurait ni livres, ni littérature, ni bibliothèques. » (p. 61)
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