[L’attrapeur d’ombres : la vie épique d’Edward S. Curtis | Timothy Egan]
La biographie de Timothy Egan, journaliste au New York Times, consacrée à Edward Sheriff Curtis (1868-1952), célèbre photographe des Amérindiens, a le mérite d’amener à la lumière d’aujourd’hui une œuvre exceptionnelle consacrée aux multiples ethnies aborigènes de l’Amérique du Nord dont l’Alaska (40 000 clichés pris, 10 000 chants enregistrés, 20 volumes rédigés après avoir traversé le continent au moins 125 fois en 30 ans, visité 80 tribus, etc.). Titrée, chapitrée, illustrée, la biographie suit la chronologie de Curtis à partir de 1896, date de la photographie du dernier enfant du chef Seattle, Princesse Angeline, clocharde édentée et presque aveugle survivant dans un bidonville où les habitants du quartier déversent leurs ordures. Autrefois terre paradisiaque, l’endroit est devenu un cloaque. Angeline va bientôt mourir et toute une civilisation s’éteindre avec elle. Curtis le sent et le sait. Il lui donne un dollar et la fait poser dans son studio. « Curtis éclaire suffisamment les pommettes et le nez pour faire ressortir les yeux tristes et sombres, comme tournés vers une autre époque ». L’aïeule a conservé un port altier, une noblesse native sous la lippe et les nippes. Edward Curtis va tenter l’impossible, saisir le monde amérindien pendant qu’il survit encore, juste avant son anéantissement programmé. L’opération est titanesque et financièrement ruineuse. Curtis a beau compter dans ses relations le président Franklin Roosevelt, les fonds viennent à manquer. Il devra démarcher le richissime mécène Pierpont Morgan afin de débloquer l’argent nécessaire à l’entreprise mais la contrepartie exigée va s’avérer épuisante, travailler gratuitement, sans relâche, dans des conditions parfois limites, au plus près des autochtones, de plus en plus loin de sa femme et de ses enfants. Au-delà des modes et des récupérations avant-gardistes, Curtis garde le cap de son grand œuvre : « […] que les gens voient l’humanité dans le visage des Indiens et que ces visages vivent à jamais ». Le photographe piège les ombres et restitue des êtres de lumière dans l’éclat d’un noir & blanc somptueux. Aujourd’hui, sans rien connaître de l’histoire indienne, le lecteur ne peut qu’être saisi à la vue des portraits, des paysages et des hommes en mouvement reproduits en fin de chapitre. Pourtant, de prime abord, rien n’est donné au photographe. Les Indiens se méfient des Anglos et gardent leurs rites et leurs coutumes secrets. Les Blancs n’admettent pas d’être remis en cause à l’instar de la veuve du général, Libbie Custer, alors même que Curtis arpente les lieux de la bataille de Little Bighorn (1876), interroge les éclaireurs Crows survivants et déduit logiquement que Custer a assisté durant une demi-heure au massacre des hommes du commandant Reno sans rien tenter. Obligé d’occulter sa découverte, Curtis ne verra jamais à quel point sa méthode d’historien de terrain sera récupérée et appréciée des décennies après sa mort. Puis l’argent vient à manquer et Morgan meurt. A peine la moitié du travail projeté est accomplie (huit volumes sur les vingt prévus) et les dettes accablent Curtis. Ses fidèles coéquipiers, Alexander Upshaw, Crow acculturé et interprète précieux, George Hunt, métis tout aussi indispensable à l’entreprise monumentale de Curtis, l’infatigable universitaire Meany, W. E. Myers, ethnologue attitré dès le début travaillent sans relâche et ne sont payés qu’avec des retards considérables. Le cycle de conférences avec projection d’images où tout le gratin américain s’engouffre et s’extasie épuise Curtis et ne lui rapporte rien financièrement. La réalisation d’un film tourné en décors naturels chez les Indiens du Pacifique, premier long-métrage documentaire avant le Nanouk de Flaherty ne peut être distribué et projeté à cause de bisbilles juridiques. Sa femme Clara, délaissée depuis des années, le traîne en justice afin de réclamer le divorce et une pension alimentaire que Curtis sera bien en peine d’honorer. La santé du photographe se détériore. Il va devoir abandonner son grand œuvre et travailler pour Hollywood, l’usine à rêve naissante. Heureusement, dans les années 1920, un second souffle va le porter, notamment avec ses filles, Beth d’abord et Florence ensuite, à reprendre l’exploration sur le terrain, la photographie puis la rédaction des volumes manquants. « L’Indien d’Amérique du Nord » en vingt volumes est un chef-d’œuvre absolu mais il ne rencontre aucun écho quand il paraît dans la période troublée de la Grande Dépression. Le biographe Timothy Egan est plein de délicatesse envers son sujet et la fin du photographe ethnologue est évoquée avec finesse et compassion. L’épilogue donne la mesure de l’écho répercuté aujourd’hui alors que les ethnies indiennes cherchent et retrouvent dans les photographies, le film, les glossaires, les chants enregistrés par l’Attrapeur d’ombres les fragments d’une culture jadis bafouée et anéantie. Sachant que les hommes premiers étaient en sursis, Curtis s’est jeté à corps perdu et âme conquise dans une course effrénée contre la montre, lui aussi cherchant l’or du temps dans la splendeur crépusculaire de mondes révolus.
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