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[V. | Thomas Pynchon]
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andras




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Posté: Lun 19 Sep 2016 19:25
MessageSujet du message: [V. | Thomas Pynchon]
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Bien que moins connu que J. D. Salinger, l'auteur de L'Attrape-Coeurs, Thomas Pynchon est souvent cité parmi ces auteurs "reclus", qui fuient les interviews et les photographes : né en 1937 dans l'Etat de New-York - il aura donc 80 ans l'an prochain -, les seules photos de lui que l'on connaît datent de l'époque de sa jeunesse. Toutefois, s'il a vécu tout aussi discrètement que Salinger, il fut plus prolifique que lui puisqu'il a publié à ce jour 8 romans (contre 2 seulement pour l'auteur de L'Attrape-Coeurs), le dernier en date, Fonds perdus, ayant été publié en 2013 (2014 pour la traduction française). Par ailleurs Pynchon n'est pas un adepte de la concision : mis à part "Vente à la criée du lot 49", tous ses romans font plus de 400 pages et trois d'entre eux frôlent ou même dépassent allègrement les mille pages dans l'édition française. Quant à V., son premier roman, publié aux États-Unis en 1963 et en France en 1985, il fait 632 pages dans l'édition française dans la collection Points.

Intrigué par la réputation sulfureuse de l'auteur, et par ce titre réduit à une seule initiale accompagnée d'un point, j'avais acheté ce livre il y a plus de 10 ans maintenant. Un jour j'en avais parcouru une trentaine de pages et déconcerté par son style, je l'avais laissé de côté. Il y a deux semaines, j'ai pensé que le moment était venu de ressortir ce livre de ma PAL et de lui donner une seconde chance. Pour être franc, au bout d'une centaine de pages, j'étais tout aussi perdu que la première fois et j'en voulais à cet auteur de nous plonger dans ce maquis de phrases et de personnages sans boussole, ni plan, ni manuel de survie. L'auteur lui-même comprenait-il ce qu'il écrivait ou bien, comme c'était assez courant parmi les auteurs des années 50-60, notamment ceux de la "beat generation", écrivait-il sous l'influence de psychotropes ? Je me fixais comme objectif d'atteindre la page 200, estimant qu'être parvenu à ingurgiter un tiers de ce roman me donnerait une certaine légitimité pour pouvoir en parler, ne serait-ce que pour décrire mon échec.

Il s'est alors passé un phénomène que je n'espérais plus : je commençais peu à peu à "reconnaître" certains personnages, au moins trois ou quatre d'entre eux parmi la petite centaine qui proliférait dans les cinq ou six premiers chapitres, certains d'entre eux ne m'étaient plus totalement indifférents (mon intérêt était néanmoins assez ténu à ce stade), je me mettais à corner une page ici, puis une autre vingt pages plus loin. Un vague structure romanesque émergeait peu à peu de cet enchevêtrement de mots qui semblaient au départ avoir été jetés là par hasard. Par ailleurs, la richesse du vocabulaire de l'auteur, sa maîtrise de la syntaxe m'impressionnaient : si Thomas Pynchon était un imposteur, ou un emmerdeur, ou bien les deux à la fois, il montrait ici qu'il savait écrire et qu'il maniait la langue comme un petit nombre seulement d'écrivains savent le faire.

Ce fut donc sans trop me faire violence que je poursuivis au-delà des 200 pages, sans être toutefois assuré d'arriver jusqu'au bout. Ce fut pourtant ce qui arriva : oui, j'ai lu V. en entier, sans sauter un seul paragraphe, ni même une seule phrase, et en étant souvent amené à relire toute une page pour tenter d'en comprendre le sens ou seulement une bribe de sens. Car il me bien l'avouer maintenant : arrivé à la fin du roman, beaucoup de choses restent pour moi très confuses, voire complètement obscures. Pourtant, vers le milieu du livre, j'ai commencé à rechercher des éclaircissements sur la toile et je suis tombé sur quelques sites qui m'ont été très utiles, en particulier le Wiki initialisé par Tim Ware (http://v.pynchonwiki.com/wiki, en anglais), un web designer et grand fan de l'oeuvre de Thomas Pynchon. Ce site répertorie la plupart des noms propres (personnages historiques ou fictifs, lieux géographiques, etc.) présents dans le livre et en donne une brève description, ce qui est particulièrement utile pour se repérer dans la jungle des personnages qui circulent dans le roman. Il comporte même quelques conseils de lecture (à suivre ou pas) notamment pour les "newbies". Il existe sur la toile des sites ou des forums pour lecteurs plus aguerris mais je ne m'y suis pas aventuré.

Il est manifeste que Pynchon joue à brouiller les pistes, à désorienter ses lecteurs sans doute pour rendre plus désirable aux yeux de certains ce qui semble hors de portée du plus grand nombre. Cette attitude est bien en cohérence avec le mode de vie qu'a choisi Pynchon. On a donc à faire avec un livre-rébus ou un livre-labyrinthe. Sur une vue en coupe, ce labyrinthe a une forme de V. L'un des branches du V se passe au présent (en 1956) et est celle de Benny Profane, un ex-soldat de la marine (comme Pynchon lui-même) qui se définit comme un "jocrisse" ("schlemihl" en anglais, le mot est un des leitmotiv du livre) qui ne fait pas grand-chose de sa vie mais qui nous emmène à sa suite, dans les rues, les bars et les appartements de New-York, suivre la vie d'une cohorte de paumés, ces "paumés du petit matin" comme les chantaient Jacques Brel. L'autre branche du V se déroule dans le passé, celui de Sidney Stencil, espion britannique et Herbert, son fils. Cette branche du V nous plonge au coeur d'évènements historiques peu souvent relatés comme le massacre de la tribu des Hereros en Afrique du Sud-Ouest en 1904 par les troupes allemandes sous le commandement du général von Trotha ou bien le siège de La Valette (île de Malte) pendant la seconde guerre mondiale, avec le rôle stratégique qu'a eue cette île dans la défaite des troupes de l'Axe en Afrique du Nord. A quel endroit et de quelle façon la branche de Profane rencontrera la branche de Stencil, cela est une des énigmes du livre.

Rassurez-vous : je n'ai dévoilé ici qu'une infime partie des mystères que révèle ce livre. Le "V." du titre, dont Stencil-fils recherche la signification tout au long du livre est le fruit d'un grand nombre d'hypothèses, non seulement dans le livre mais chez ses lecteurs et on peut souligner cet exploit de Pynchon d'avoir écrit un livre dont on discute encore de la signification plus d'un demi-siècle après sa parution.

Mais au fond, facéties et énigmes mises à part, de quoi veut nous parler Thomas Pynchon ? D'une part il est bien le témoin de son époque (les années d'après-guerre) avec un langage destructuré, éclaté (avec une accumulation de jeux de mots) pour traduire des trajectoires personnelles, elles aussi déstructurées et déjantées; en cela, il se situe dans la continuité des écrivains de Beat Generation ou des romans existentialistes comme L'écume des jours de Vian par exemple. D'autre part, désabusé par le monde d'après-guerre qui s'est retrouvé confronté à la guerre froide et aux guerres de décolonisation, il semble à la recherche d'une philosophie de l'histoire qui rende compte de cette désillusion. Tout le roman est placé sous le signe de la lutte de l'inanimé contre le vivant. La vie se robotise, l'homme abandonne son libre-arbitre à la machine, la machine quant à elle se voit doter de fonctionnalités la rendant plus humaine... François Monti sur le site web du Fric Frac Club (http://www.fricfracclub.com/ffc/thomas-pynchon-v-1) rattache cette vision au mouvement "luddiste", mouvement né en Angleterre en 1811-1812 lorsque des groupes d'ouvriers du textile se mirent à casser des machines qui leur prenaient leur job ou faisaient baisser les salaires. De nos jours un "neo-luddisme" dénonçant l'emprise toujours plus forte de la technologie sur nos vies, prend de l'ampleur.

Un autre auteur, Pierre Chevalier, a publié en 2005 dans la revue "Les temps modernes" un article (1) donnant une lecture sartrienne du roman de Pynchon. Je recommande cette lecture même si l'on a des réserves sur la philosophie de Jean-Paul Sartre car l'article donne un éclairage très intéressant sur le roman et sur la vision du monde qu'il véhicule (y compris dans la perspective de romans plus récents de l'auteur comme L'Arc-en-ciel de la gravité ou Vineland). P. Chevalier voit Pynchon, ou du moins Sidney Stencil, l'espion gentleman, comme un tenant de la philosophie analytique, cherchant la cause ultime de l'enchaînement des catastrophes de l'histoire. Wittgenstein, une des figures tutélaires de cette école de pensée est d'ailleurs cité en allemand dans V. : "Die Welt ist alles was der Fall ist" (première proposition du Tractatus Logico-Philosophicus : "Le monde est tout ce qui arrive"). Cette vision du monde (dont Wittgenstein lui-même, dans une deuxième période, celles des Investigations philosophiques, a voulu s'éloigner) conduit à une totalité figée, à un Zéro final de l'Histoire ("zéro" auquel conduit aussi la vision de l'Histoire comme processus entropique, autre version de l'approche historique de Stencil). Au contraire la philosophie existentialiste échappe à cet enfermement par la dialectique et la "liberté" dont l'homme peut se saisir. Ainsi P. Chevalier peut-il décrire "l’ensemble des chapitres historiques de V. comme un vaste catalogue de moments antidialectiques" et expliquer ainsi le sentiment de désespoir profond qui semble étreindre tout ce livre.

Ces quelques lignes ne rendent sûrement pas justice à cet article très fouillé et à la connaissance très fine de l'oeuvre de Pynchon qu'il manifeste. Heureusement, l'éditeur des Temps modernes a eu la généreuse initiative de mettre les archives de la revue en libre accès, vous pourrez donc trouver l'article en suivant le lien que j'ai mis en référence.

Au delà (ou plutôt en deçà) de ces considérations philosophico-historiques, V. est un livre où les hommes et les femmes vivent, s'empoignent, baisent, déambulent, se font refaire le nez, chassent les alligators dans les égouts, cambriolent le cabinet d'un dentiste, se bourrent (très souvent) la gueule, tombent malades... C'est frénétique et désordonné, comme les molécules d'un gaz dans un bocal. Peu de sentiment dans ce livre, voire pas du tout. Les rares déclarations d'amour semblent vouées à l'échec à peine sont-elles proférées. Les femmes sont ou bien des putains ou bien inaccessibles. Il ne s'en faudrait pas beaucoup pour que, faute de trouver la raison qui fait se conduire ainsi les hommes, on n'en conclue que la Femme (eVe ?) soit responsable de tout ce "merdier". Pynchon ne va pas jusque là mais j'ai trouvé son roman assez misogyne, en plus d'être particulièrement désespérant.

Si vous m'avez suivi jusque-là vous vous demandez peut-être si cela vaut le coup ou pas de lire ce livre. Pour ma part, même si je reconnais bien volontiers que Pynchon est un véritable écrivain, d'une érudition confondante, avec un style et un univers très personnel, je trouve que l'univers de V. est trop glaçant pour moi, que ça manque de fraternité, d'humanité, d'empathie. Des mots qui ne figurent sûrement pas dans son vocabulaire ou alors ce serait avec une ceinture d'explosifs autour. Mais peut-être que je n'ai pas bien su déchiffrer le code. Donc je vous laisse vous faire votre propre opinion ...

1. Chevalier Pierre, « Thomas Pynchon, un aventurier américain de la dialectique », Les Temps Modernes 4/2005 (n° 632-633-634) , p. 522-556
URL : www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2005-4-page-522.htm.

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