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[Terreur dans l'Hexagone | Gilles Kepel]
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Posté: Ven 19 Fév 2016 13:03
MessageSujet du message: [Terreur dans l'Hexagone | Gilles Kepel]
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À la lecture de cet essai, écrit sans doute dans l'urgence du lendemain des attentats de Paris en novembre dernier et des réactions politiques (que j'estime) agitées, brouillonnes et irresponsables qui s'en sont ensuivi, un foisonnement de données, quelques observations pluri-décennales sur l'islam en France et une piste d'analyse sous forme de mise en perspective historique récente révèlent l'ampleur de la désinformation idéologique et électoraliste qui caractérise le phénomène du terrorisme islamiste. De cet abîme d'ignorance qui, pour une fois, rassemble l'opinion publique et ses gouvernants, jaillissent la peur, des politiques catastrophiques et une aubaine pour le Front National, qui se résume dans la formule fallacieuse et effrayante de « l'islamisation de la France ».
Il convient donc de lui préférer une scansion en trois temps et en trois thèmes. Les thèmes : le djihadisme international ; l'islam en France ; les actions ou réactions étatiques. Les temps : avant 2005 ; 2005-2012 (l'incubation) ; 2012-2015 (l'éruption).

Le djihadisme international passe par la phase afghane des années 80, puis par celle d'al-Qaida, caractérisée par l'organisation pyramidale d'Oussama Ben Laden, par un grand professionnalisme pourtant efficacement contrecarrée par les renseignements français qui préservent le territoire national. Ensuite, à partir de 2005, émerge au Moyen-Orient la 3ème génération djihadiste, sous la plume de son penseur syrien Abu Musab al-Suri. Celui-ci prévoit la stratégie de l'usage d'éléments en désespérance issus de l'immigration postcoloniale européenne pour attaquer des cibles locales, et les tactiques de la radicalisation par réseau notamment informatique et d'une organisation horizontale, par petit groupe, à la logistique faible.

« […] Les attentats de novembre exposent, paradoxalement, la faille d'un terrorisme réticulaire qui délègue à des réseaux d'activistes pour la plupart issus de l'immigration, hyper-violents mais peu sophistiqués, leur exécution. » (p. IV)

[À propos de Nemmouche capturé à bord d'un autocar sur la ligne Amsterdam-Marseille empruntée par les petits dealers de haschich] : « Un tel impair n'aurait pu être commis à l'époque d'al-Qaida, lorsque l'organisation planifiait à l'avance avec la méticulosité d'un service secret les attentats du 11 Septembre. Cet amateurisme permettra de la même manière la mise en échec des attentats pour lesquels est mis en examen Sid Ahmed Ghlam au printemps 2015 et de la tuerie que s'apprêtait à accomplir en août suivant Ayoub el-Khazzani à bord du Thalys Amsterdam-Paris.
On touche là les limites opérationnelles du slogan Nizam la tanzim (Un système, non une organisation) popularisé par Suri pour caractériser son programme de djihadisme en réseau, à l'inverse du modèle pyramidal d'Oussama Ben Laden. » (p. 166)

« Dans cette perspective [celle de Suri], il est primordial de dresser les unes contre les autres les composantes ethno-culturelles des sociétés européennes, en homogénéisant une communauté musulmane qui se désavoue de la société globale et engage le combat contre elle. L'une des principales ressources politiques pour parvenir à ce « désaveu » – traduction de l'arabe bara'a – est la mise en exergue de la victimisation, dont l'exacerbation de « l'islamophobie » est l'instrument le plus efficace. » (p. 276)

Du point de vue de l'islam en France, l'année 2005 avec les émeutes commencées à Clichy-sous-Bois, est considérée comme charnière. L'on assiste à la prise d'influence de la troisième génération de musulmans de France, dotés pour la première fois du doit de vote, sensibles, comme tous les membres de la génération Y, à la puissance d'endoctrinement du cyberespace, déçus par le politique et par les failles de « l'ascenseur social ».

« Ni les émeutes de 2005 ni les révoltes sporadiques ayant éclaté depuis lors n'ont offert d'horizon durable à l'intégration politique des descendants de l'immigration postcoloniale. Au contraire, on commence à discerner un processus de « désintégration » qui recoupe à la fois la désaffiliation et la défiance morale de personnes frappées par la précarité, dont les pratiques culturelles et religieuses sont rejetées et marginalisées. […]
Devant l'impossibilité de rejoindre le courant dominant de la société française, certains jeunes de banlieue populaire, en particulier musulmans, s'inscrivent en rupture. Le désir de fuir le quartier se transforme en besoin de se dissocier de la France et de la quitter. […]
L'islam politique n'apparaît plus dès lors seulement comme un projet de maîtrise et de reprise en main de la vie déstructurée des quartiers marginalisés, mais surtout comme une tentative de contrôle systématique de tous les aspects de l'existence. Cet horizon autoritaire semble offrir une garantie de stabilité, de retour à « l'ordre naturel des choses », en même temps qu'un moyen de définir de nouvelles « logiques de l'honneur ». » (p. 222-223)

Ces « ratés de l'intégration », souvent versant dans l'échec familial, scolaire et dans la petite délinquance, ont donc pour source de radicalisation, outre l'Internet, un certain nombre de lieux dont en particulier les prisons et des communautés dans différentes banlieues de France, aussi bien en région parisienne qu'en province (ex. Artigat). Par « ressac rétrocolonial » ou néo-conversion, dans des processus de radicalisation souvent très rapides, approximatifs et incultes, ils font aisément des allers-retours entre les zones de guerre et de djihad étrangères (Syrie, Yémen, Libye, etc.) et l'Europe (France, Belgique) où certains exécutent leurs actes terroristes, à partir de Merah.

« […] à partir de 2005, l'incubation qui s'effectue dans le centre de détention de Fleury-Mérogis met en contact des individus aux trajectoires différentes qui donneront naissance à un nouveau modèle d'attentats à compter de 2012 : Djamel Beghal […] Chérif Kouachi […] Amedy Coulibaly […].
Benyettou, arrêté en ce mois de janvier 2005 où Suri poste en ligne son Appel, incarne la dernière mouture des prédicateurs en chair et en os que la surveillance traditionnelle des services secrets est capable de détecter. Les années suivantes seront celles du cyberdjihad qui prendra forme sur YouTube, Facebook et Twitter.
De même que la communauté des renseignements « rate » la mue du djihadisme vers la troisième génération après 2005, de même les autorités françaises passent à côté de ce qui se trame derrière les barreaux – lieu d'exacerbation et de cristallisation de la dérive des cités populaires. » (p. 65)

Du point de vue de l'action politique récente, il est possible aussi de partir des émeutes de 2005 comme élément déterminant de la réussite de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy, fondée sur la primauté du sécuritaire, et, après 2007, sur un quinquennat « qui emprunte à l'extrême droite son logiciel politique » (p. 24).

« Le mandat du président élu en 2007 est marqué par un paradoxe : la question économique, pourtant au premier plan dans les esprits, se trouve rapidement reléguée hors du débat. On lui préfère un montage de thématiques disparates mêlant immigration, histoire de France, laïcité et islam et n'abordant qu'en filigrane les discriminations.
Alors que les stratégies de réponse à la crise économique peinent à émerger, la recherche d'une essence de l'identité nationale ravive les plaies ouvertes par la crise des banlieues. Elle devient le creuset d'un affrontement ayant pour enjeu la délimitation virtuelle des différences entre « eux » et « nous », avec, en miroir, la légitimation des dynamiques particularistes. » (p. 82)

En mai 2012, François Hollande bénéficie fortement (peut-être de façon décisive) du « vote des musulmans », mais il perd rapidement leurs sympathies du fait de la loi sur le mariage homosexuel, qui entraîne une convergence entre islamistes et catholiques, tandis que l'aggravation de la crise économique frappe lourdement les cités. Les campagnes militaires de la France, nombreuses et toutes dirigées vers des cibles islamistes, approfondissent le sentiment de « l'islamophobie ». Les services de police et de renseignements font preuve de graves insuffisances.

« La lutte contre l'organisation État islamique en Syrie et en Irak nécessite bien des moyens militaires, notamment la marine et l'aviation. Mais le combat mené contre le terrorisme sur les territoires français ou belge relève, d'abord, de la police. Ensuite est requise une capacité d'analyse du terreau européen sur lequel ce phénomène s'est développé, et sa mise en relation avec les mutations du djihadisme international depuis sa première émergence en Afghanistan dans les années 1980, en passant par al-Qaida et le 11 Septembre. » (p. VIII)

« Cette vigilance [des services de sécurité] aurait été prise en défaut par l'incapacité à penser le « logiciel » de la troisième vague, pourtant précisé en toutes lettres par Suri. Faute de comprendre que le phénomène n'est pas exclusivement sécuritaire, à n'en traiter que les symptômes, à refuser d'exhumer ses racines sociales, politiques et religieuses et de consacrer les moyens nécessaires à en faire l'étiologie, le gouvernement français se condamne à attendre sa prochaine occurrence. » (p. 131)

Je me permets d'ajouter, hors de toute mention dans l'essai, que les gesticulations sur la déchéance de la nationalité française semblent aller exactement dans la direction prônée par les islamistes, qui prêchent le « désaveu » de la France.
Mais en vérité je n'ai guère besoin d'ajouter mon argument au réquisitoire que Gilles Kepel adresse à la classe politique française et à ses plus hauts dirigeants, qui ont su titrer profit, jusque là et chacun à sa manière (cf. Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande) de l'islamophobie – cette fois sans guillemets – provoquant la montée du Front National pour leurs propres calculs électoraux. Si leur « impéritie » est expliquée ci-dessous, leur culpabilité est avérée dans les fins.

« L'impéritie de l'establishment a pour origine une particularité culturelle qui n'est pas sans rapport avec le fait que l'Hexagone détient le record absolu d'exportation des djihadistes de l'Union européenne. Cela tient pour une large part au recrutement spécifique des élites politiques. Celui-ci combine les réseaux affinitaires des partis obsolètes dont ils sont issus – lesquels entretiennent de pseudo-experts faisant barrage au financement public de recherches en profondeur qui exposeraient leur imposture – à la mainmise de hauts fonctionnaires toujours omniscients, mais ordinairement incultes dans un domaine auquel le cursus des écoles d'administration ne les a pas formés, sur des dossiers sensibles touchant à la sécurité nationale. D'autres grands États européens comparables, le Royaume-Uni et l'Allemagne notamment, ont une approche beaucoup plus inclusive de l'élite politique, à laquelle s'agrègent des membres de la société civile et des professionnels sélectionnés pour leur expérience et leur compétence. Ils n'hésitent pas à chercher – et trouvent – le savoir sur les questions complexes de l'islamisme contemporain auprès de l'Université choyée. » (p. 303-304)

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