Une oeuvre accomplie. Au premier degré il s'agit du journal intime du reporter de guerre, à partir du moment où on lui diagnostique un cancer, jusqu'au moment où il dépasse le stade de ressentir le besoin de s'en soigner. Le journal se déroule en fait sur deux plans parallèles: d'une part l'analyse de la thérapeutique du cancer comme reflet essentiellement sociologique des mécanismes médicaux et psychosociaux qu'ont les différentes sociétés pour affronter cette maladie, qui demeure une sorte d'emblème de la mort; d'autre part le parcours intime d'évolution de sa propre conception du cancer, qui consiste fondamentalement à passer d'une optique du combat contre la maladie conçue comme un ennemi extérieur, à une acceptation d'un destin commun entre l'homme et sa maladie, sachant que la recherche d'une thérapie est en fait une vaine recherche d'un antidote impossible contre la mortalité, élément universel inscrit dans la vie.
Terzani est, au départ, un rationaliste européen, voire un sceptique florentin: tout ce qu'il peut y avoir de plus éloigné de la pseudo-pensée new age. C'est donc "naturel" pour lui de se tourner d'abord vers la pointe la plus perfectionnée de la médecine occidentale, vers un centre oncologique américain fort connu. Mais il s'aperçoit très vite des limites de cette "machine de guerre" qu'est l'Amérique médicale, reflet du pays dans son ensemble. Il cherche autre chose, dans de longues promenades solitaires à pied qui le remettent de sa chimio et radiothérapie. Il se tourne vers le charlatanisme des médecines alternatives orientales en Occident pour y découvrir que, même si elles étaient de bonne foi, elles seraient fatalement sans effet hors du contexte où elles sont nées, et en-dehors de la compréhension et de la foi (culturelles) qui doivent nécessairement les accompagner. Alors il réagit à sa façon: il se met en voyage vers l'Asie, le voyage et l'Asie ayant été ses compagnons de vie les plus fidèles. Il cherche des remèdes à sa maladie partout dans le vaste continent, et s'en veut de ne pas croire aux effets miraculeux des différentes potions qu'il poursuit et qu'on lui administre. Car il perçoit aussi les limites de ces thérapeutiques traditionnelles, et, de surcroît, il est non croyant. Mais son chemin spirituel avance, sa prise de conscience de l'inutilité de sa recherche aidant. Il devient Anam, le "Sans-nom" dans un ashram indien. Il arrive à se savoir gré de son cancer qui lui a permis de se dérober à une vie qui glissait vers la routine et vers l'ennui, vers le manque d'espérance pour une humanité qui se tourne toujours vers la guerre, sa maladie lui permettant en revanche de faire cet incroyable parcours introspectif, dans la solitude, malgré son attachement sans faille à sa femme. Il vit des années dans l'Himalaya, sans eau courante et sans électricité, en écrivant et en dessinant des couchés de soleil. Parfois il revient voir les siens. Le cancer lui accorde un sursis de plusieurs années, puis vient l'heure du contrôle de routine à la clinique américaine: on voudrait lui administrer de nouveau de la chimiothérapie, le réopérer, recommencer avec des soins lourds et violents, mais il est assez mûr pour les refuser et se retirer, cette fois avec sa famille, dans sa maison de campagne en Toscane, jusqu'à sa "séparation d'avec son corps".
Le voyage avec sa maladie devient en fait, comme il le dit, "un voyage dans le bien et dans le mal de notre temps". Phrase ambitieuse; ouvrage à la hauteur de cette ambition.
----
[Recherchez la page de l'auteur de ce livre sur
Wikipedia]