On retrouve avec ce "Conte de la dernière pensée" la principale caractéristique des récits d'Edgar Hilsenrath, cette capacité à mêler horreur et burlesque, cette façon de dénoncer la barbarie et l'obscurantisme avec une distanciation amusée et pourtant cynique.
Cette dernière pensée est celle d'un moribond, Thovma Khatisian, emmenée, depuis son lit d’hôpital, quelques soixante-dix décennies en arrière, par la voix du meddah (sorte d'ectoplasme qui fait office de conteur) vers le passé de sa famille. C'est ainsi que nous sommes transportés en Turquie, à l'aube du génocide arménien, et plus précisément dans le village de Yedi Sou, près de Bakir, terre de ses ancêtres qui y cohabitèrent tant bien que mal avec les Turcs au pouvoir et les Kurdes sanguinaires vivant au fin fond des montagnes.
Avec férocité et cocasserie, l'auteur détaille les prémisses puis l’exécution de cet holocauste du début du XXème siècle, en insistant notamment sur la mauvaise foi avec laquelle les autorités turques cherchent des prétextes pour justifier le futur massacre. Leur atterrante rhétorique du bouc-émissaire a des relents nauséabonds mais familiers, de la théorie du complot -le pays seraient envahis pas les arméniens qui, détenant tous les commerces, prendraient insidieusement le pouvoir- aux caractéristiques physiques dont les futures victimes sont soi-disant affublées, démontrant à elles seules leur propension au mal... De même, il fustige l'immobilisme des nations européennes, pourtant en guerre -hormis l'Allemagne- contre la Turquie lors du génocide (en 1915).
Mais il brosse aussi, avec l'histoire du clan Khatisian, une truculente saga, nourrie de mythologie populaire et de superstitions ancestrales. Il a une manière tout à fait réjouissante de doter ses personnages d'une dimension théâtrale, d'autant plus qu'il le fait sans manichéisme, distribuant avec équité bêtise et préjugés...
Certes, nous sommes bien ici en présence d'un conte. A l'instar de la Shéhérazade des 1001 nuits, le meddah Edgar Hilsenrath prend son temps, multiplie les circonvolutions, répète tel un leitmotiv certaines formules destinées à aiguiser l'intérêt et entretenir la patience de son lecteur. Et pourtant, c'est un message bien tragique qu'il délivre, en même temps qu'une exhortation à la mémoire, sous couvert de cet humour cruel et politiquement incorrect qui lui est propre.
Sans remettre en cause le talent de conteur de l'auteur, j'avoue avoir toutefois un peu peiné dans le deuxième tiers de ce roman très dense, qui présente à certains moments un aspect quelque peu décousu (l'histoire oscille entre plusieurs aïeux). Puis, le récit se concentre principalement sur la figure du père de Thovma, Wartan, adoptant une dynamique à mon sens plus soutenue, qui nous emmène sans peine jusqu'au point final !
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