"Un bon fils" et "L'homme de ma vie" de Yann Queffélec se sont simultanément retrouvés dans ma PAL, et j'ai pensé qu'il serait intéressant de les lire à la suite, tous deux abordant la même thématique : l'emprise sur l'enfant -et sur l'adulte en devenir qu'il abrite-, d'une figure paternelle imposante.
Pascal est un enfant malingre. Descendant d'une lignée de tuberculeux, il est placé dès son plus jeune âge dans une "Kindherheim" en Autriche. Cette enfance à la montagne lui laissera d'attachants et cocasses souvenirs, car s'il est d'apparence souffreteuse, il n'en est pas moins un garçon facétieux et de joyeuse composition.
A ces moments bénis succède l'adolescence à Lyon, comme fils unique d'un couple étrangement assorti... une mère qui a gardé de son éducation ultra catholique un dégoût du corps, de la féminité, femme surprotectrice envers son seul enfant, avec lequel elle entretient une relation quasi fusionnelle. Pascal partagera jusqu'à ses onze ans le lit maternel, lors des absences régulières du père, qui profite de ses déplacements professionnels pour collectionner les maîtresses. Il est ingénieur des mines, et il en est sacrément fier, ce père issu d'un milieu ouvrier, d'ascendance à la fois huguenote et germanique, qui voue un véritable culte à la culture allemande, et s'adonne avec passion à l'antisémitisme. Cet homme qui à l'extérieur fait preuve devant toute autorité d'une soumission qui confine à la lâcheté, est un tyran au sein de son foyer.
Ce ne sont pas les coups qu'il a subis, rarement évoqués (et sans doute rarement donnés), qui ont marqué son fils, mais les blessures verbales, le mépris, les vexations. Et les scènes de violence opposant ses parents, qui se livraient régulièrement à une sorte de jeu pervers à la moindre tension de l'atmosphère, sa mère, passive, subissant la brutalité paternelle. Même vieille et malade, elle ne bénéficiera de la part de son époux d'aucune compassion. L'auteur dépeint l'ambivalence des sentiments du garçon qu'il fût alors avec justesse, cette alternance de haine, de désir de vengeance, et cet irrépressible besoin de plaire, de gagner, malgré tout, l'estime du père.
Pour autant, "Un bon fils" n'est ni le témoignage d'une enfance difficile, ni un réquisitoire ou un règlement de comptes. C'est le récit d'une construction, et d'une victoire aussi. Enfant du baby-boom, Pascal Bruckner vivra ses années étudiantes dans l'ambiance survoltée de la fin des années 60, où il est de bon ton de renier l'autorité paternelle et de rompre avec les modèles brandis par les aînés. Sa force sera d'opérer une distanciation constructive et personnelle, d'aller à l'encontre de la volonté familiale, non pas pour s'attacher à d'autres "gourous", mais pour s'engager dans la voie qu'il sent intimement être la sienne. A l'inverse d'un père prompt à adopter toute idéologie extrémiste, il fait preuve d'une capacité à appréhender le monde sans a priori, et de s'y fondre avec l'aisance de celui qui est détaché de tout dogme.
On ressent au fil de la lecture le long travail que l'auteur a inconsciemment entrepris avec lui-même pour parvenir à cet état d'apaisement, de recul, qui émane de son texte. Comme si d'écrire sur sa difficile relation à son père lui avait permis de concrétiser l'ultime étape du cheminement menant à une complète libération : celle consistant à admettre l'amour filial envers cet homme grâce à qui, comme il le reconnait, il est devenu ce qu'il est.
"Les pères brutaux ont un avantage: ils ne vous engourdissent pas avec leur douceur, leur mièvrerie, ne cherchent pas à jouer les grands frères ou les copains. Ils vous réveillent comme une décharge électrique, font de vous un éternel combattant ou un éternel opprimé. Le mien m'a communiqué sa rage: de cela je lui suis reconnaissant."
"Un bon fils" est un excellent roman, qui au-delà d'une thématique traitée avec beaucoup de justesse et de maturité, offre le plaisir d'une écriture souple, et d'un texte qui se présente comme une suite d'associations d'idées, un souvenir en appelant un autre, lui conférant une dimension profondément sincère.
>> A suivre : la figure paternelle par Yann Queffélec...
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