Le récit de la fermeture programmée de l'usine Chausson de Creil, décidée en 1991 et exécutée entre 1993 et 1996, en dépit des résultats économiques de l'entreprise, est analysé dans une perspective de sociologie du travail et surtout de psychologie individuelle et de groupe, s'appuyant sur un corpus fourni d'entretiens réalisés avec les ouvriers licenciés quelques années après la suppression de leur emploi.
L'accent est posé sur la souffrance subie, par la destruction du lien social outre que par la précarisation, nonobstant l'aspect matériel (le dernier plan social avait été négocié dans des conditions étonnamment favorables, sans doute inconcevables aujourd'hui, vingt ans plus tard).
Questions méritant réflexion :
- Malgré le milieu de travail fordiste en usine, la démotivation disparaît dès lors que la menace du chômage et de la précarité de masse est brandie ; la condition psychologique nécessaire à la démotivation est qu'elle ne soit pas subie, et que le cadre de vie soit organisé en conséquence ;
- En 2002 (année de publication de cet ouvrage), la tendance dominante des psychologues du travail représentée ici penchait encore vers "la plus-value subjective que dégage le travail" en termes de "qualité du lien social", et les remises en question de Dominique Méda (1995) et d'André Gorz (1988), "la fin de la valeur travail" pouvaient encore être balayées d'un revers de main comme : "un débat [...] particulièrement inapproprié [sic]" (p. 20).
- Si la littérature et la pratique managériale a toujours conservé une grande part de contradiction sur le taylorisme, peut-être depuis son application de mauvaise foi par Henry Ford, jusqu'à son épigone qu'est le "modèle Toyota", l'exaltation de la subjectivité, de l'éthique du travailleur, bref la motivation est mobilisée à grand renfort de chartes éthiques, règles de vie, projets d'entreprises non sans faire usage de penseurs classiques (Montaigne, Socrate, Tocqueville) : ces "dispositifs participatifs" constituent même "une véritable bataille identitaire engagée en France depuis le début des années 1980" (p. 30).
Aussi, la décompensation psychologique devient-elle d'autant plus brutale lorsque l'employé est confronté à l'imposture de l'asymétrie entre son engagement vis-à-vis du travail et celui de l'actionnariat à détruire ce dernier (souvent par le truchement de la ruse du management).
En tout cas, pour revenir à la centralité de la motivation (à la puissance de la démotivation) une cit. de P. Veltz (ex:
L'autonomie dans les organisations : quoi de neuf ?, L'Harmattan, 1999) :
"Pour bien fonctionner, ces schémas d'organisation ont besoin non seulement d'acteurs rationnels mais d'acteurs vertueux. Autrement dit, l'efficacité technico-économique du modèle repose largement sur des comportements, individuels et collectifs, tels que l'honnêteté, la loyauté, la capacité d'établir et de maintenir la confiance, l'aptitude à entrer dans des dialogues et des coopérations partiellement désintéressés."
Il me semble qu'un facteur générationnel ou conjoncturel pourrait faire évoluer le système, passé un seuil de démotivation qui ne permettrait plus de réunir ces conditions nécessaires... Et Méda et Gorz auraient donc raison !
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