[Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations de blogueurs | Léo Scheer]
Suivant de loin les pas de Raoul Vaneigem, je suis tombé par hasard sur un sujet qui m'avait beaucoup intéressé il y a quelques années : la création de blogs, conçus comme pratique culturelle à analyser sous les angles sociologique et littéraire pour en révéler leurs analogies avec la pratique de tenir un journal intime.
Voilà ce que fait Léo Scheer, de manière succincte et parfois plutôt technique , sans pour autant renoncer à mettre son travail sous les auspices des belles lettres et l'égide de Montaigne. Vingt-six brefs chapitres, autant que les lettres de notre alphabet, explorent chaque mot-clef du e-vocabulaire :
a - Blog, b - Blogosphère, c - Pseudo, d - Fil, e - Troll, f - Trollisme, g - Conférence, h - Wannabe, i - Modération, j - Harcèlement, k - Billet, l - Communauté, m - Commentaire, n - Copinage, o - Loi de Godwin, p - E-réputation, q - Extime, r - Communauté virtuelle, s - Hypertexte, t - Flooding, u - Diffamation, v - Serendipity, w - Micro-blogging, x - Identité, y - Buzz, z - Intime.
Suit la traduction en français moderne de "De l'Art de conférer" de Montaigne (Livre III, Ch. 8 des Essais) - véritable coup de génie que d'avoir inséré ce texte qui illustre de si nombreux échos, correspondances voire similitudes entre l'esprit du "conférer" du XVIe siècle et celui des blogs du XXIe. [Soit dit en passant, moi qui ne possède qu'une édition en poche mais non modernisée des Essais, je trouve que c'est une très bonne idée de les lire en français moderne pour rechercher l'actualité de la pensée plutôt que d'être porté à concentrer son attention sur l'archaïsme de la langue.]
Parfois perdu dans le technicisme, je me suis en outre instruit sur un univers beaucoup plus conflictuel que ne me le faisait croire la fréquentation épisodique des blogs gentillets et relativement innocents comme ceux qui traitent de livres... Ailleurs, il règne des guerres d'influence, la tradition rhétorique du sophisme, des procédés identitaires contraires à l'honneur, des "dispute[s] trouble[s] et déréglée[s]" que Montaigne eût abandonnées sur le champ !
Par contre, je me suis retrouvé dans ma préoccupation de redéfinir l'espace de l'intime dans le passage entre diarisme et blogosphère : Scheer y consacre, plus ou moins exclusivement, trois chapitres : "Commentaire", "Extime" et "Intime".
"Tenir un blog, c'est, au départ, transformer de l'intime en extime. [...] L'intime a commencé à basculer dans l'extime sous la pression du système médiatique [et là je retrouve Vaneigem et les situationnistes], en particulier avec la mise en spectacle des "singularités quelconques" (par exemple dans la téléréalité). Avec le blog et tous les outils qui l'entourent (Facebook, Twitter, etc.), on passe dans une forme d'extime qui rompt avec les règles du spectacle, mais installe une relation avec un "public" de façon participative. Contrairement aux médias, où le spectateur [...] n'intervient que dans le simulacre du vote, sur un blog, le fait de "se rendre public" provoque un retour immédiat [...] et engage le rapport entre le blogueur et son "public" dans un débat, un forum, une discussion." (pp. 77-78)
"Dans notre société les individus sont subjectivement en charge de la définition d'une identité protéiforme, ne serait-ce que par la pratique des pseudonymes ou avatars. [...] Les blogs sont l'expression de cette nouvelle formulation de l'identité. [...] Le blog est un espace mouvant de rencontre où l'intime se loge dans des informations qui échappent à toute tentative de contrôle, il se dessine et se devine plus qu'il ne s'affirme. Au travers de son écriture, le blogueur se soumet à une évaluation permanente. Mais c'est surtout au travers des commentaires que les modifications des frontières de l'intime et la reformulation de celui-ci sont les plus évidentes. Sans en avoir conscience, dans un mouvement de partage, le blogueur cherche une validation de son parcours individuel en fonction des normes collectives." (pp. 94-95) [Cinq formes de gestion de l'identité apparaissent sur le Web : le paravent (ex. Meetic), le clair-obscur (ex. Frienster ou Skyblog), le phare (ex. Flickr ou Linkedin), le post-it (ex. Twitter), la lanterna magica (ex. Second Life) - pp. 123-124]
"Le plus surprenant, finalement, c'est qu'il y ait des commentaires [...] On pourrait penser, a priori, que le fait, pour des millions de personnes, de pouvoir parler d'elles, de leur vie intime, de leurs points de vue, opinions ou convictions profondes, ne pourrait intéresser personne d'autre qu'eux-mêmes ou le cercle restreint de leur famille ou des proches. Le fait que tout devienne débat est le signe de la réussite du passage à l'extime, que le succès remporté par les nouveaux périmètres de l'intimité (comme les "amis" de Facebook) ne fait que renforcer." (p. 78)
Et pour en venir finalement à l'angle littéraire :
"Comment est-on valorisé dans une économie des singularités fondée sur l'originalité et la personnalisation et face aux transformations profondes du régime de l'opinion experte ? [...]
Le blog doit laisser transparaître une mise en abyme du parcours de l'auteur de celui-ci, un "storytelling" de soi-même, une valeur narrative importante. Le blogueur doit se saisir d'un discours reçu et le reconstruire en y développant son individualité, et pour cela le meilleur moyen est de se positionner par rapport aux "gatekeepers" qui sont les gardiens du temple [...] Le style d'un blogueur est important pour l'individualisation et donc pour la visibilité de son support. [...]
Pour structurer ses utilisateurs en communautés et les fidéliser, il faut s'inscrire dans un réseau qui facilite les interactions sociales. [...]
Tout blogueur est plongé dans une économie de l' "attention" particulièrement concurrentielle et doit donc faire face à cette compétition par son originalité, tout en sachant qu'une grande incertitude pèse sur sa valeur, dans la mesure où aucune forme de référence ne domine vraiment ce système." (pp. 90-91).
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