Yachar Kemal a été l'un des tout premiers auteurs turcs traduits en France (dès les années 1970) - ce à quoi on doit d'ailleurs la translittération de son prénom, que personne ne ferait plus aujourd'hui...
De ce fait, on a pris ses romans, nouvelles, récits, reportages (il a été aussi chroniqueur au quotidien de gauche
Cumhurriyet) pour des descriptions réalistes de (l'ensemble de) la Turquie rurale. En fait, il s'agit d'un auteur régionaliste - de grand talent, là n'est pas la question - qui parle de l'est anatolien, des Kurdes plus que des Turcs, des spécificités d'une aire géographique bien précise, à ne surtout pas généraliser. Sinon, c'est comme si on prenait à l'étranger Pagnol ou Daudet de
Les lettres de mon moulin pour les portraitistes de la France tout entière...
Dans ce roman-ci le doute ne risque presque pas de poindre. Il a les traits du récit d'une épopée de rhapsode, agrémentée de la répétition à plusieurs reprises de l'image d'incipit qui situe l'histoire : auprès d'un lac sur le flanc du Mont Ararat, le fameux mont de l'Arche - qui n'a rien à faire ici.
Il est question d'un amour contrarié, d'un conflit entre l'honneur chevaleresque des traditions et la crainte que la puissance politique ne soit bafouée et ridiculisée, entre des beys kurdes fidèles à leur code de conduite atavique et un pacha qui a renié ses origines montagnardes pour s'inféoder à l'Ottoman, du pouvoir politique à qui s'oppose la
potestas religieuse qui semble s'enraciner jusques dans des profondeurs préislamiques mazdéennes. Il est question de dynamique de contestation des masses et de la force trans-historique des joueurs de flûte qui évoquent et invoquent la colère de la Montagne, ainsi que du rôle mémorial des bardes, qui iront chanter des amours millénaires.
La traduction de Madame Andaç, avec son ton parfois suranné et sa prédilection pour le passé simple, est du coup absolument parfaite et délicieuse pour ce texte. [Bon, un tout petit sourire quand même en voyant les bergers dans leurs houppelandes jouer du hautbois... m'enfin, on ne va pas non plus leur faire jouer de la cornemuse celtique !]
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