Voilà un ouvrage bien singulier... Sans doute peut-on le qualifier de recueil de nouvelles, mais cela ne rend pas la juste mesure de l'originalité de ces textes qui naviguent entre la fable et l'anecdote, flirtent parfois avec le surnaturel, se parent régulièrement d'une atmosphère étrange et inquiétante...
Ce qui s'impose assez rapidement à l'esprit du lecteur, c'est l'ancrage profond de ces récits dans la modernité, ou du moins dans une certaine expression de la modernité, révélée par les traumatismes, les compulsions, les angoisses que suscitent l'espace urbain et l'invasion par la technicité de notre quotidien.
Le monde ainsi décrit foisonne d'objets (on ne s'étonnera pas d'y trouver des collectionneurs, voire des fétichistes, tel ce pianiste qui possède tout en double) ; y surgissent parfois aussi des objets incongrus, qui, en perturbant les règles établies de la banalité quotidienne, suscitent des réactions surprenantes.
C'est aussi un monde de nouvelles icônes, dans lequel un compositeur de musique électro ou un designer à la mode peuvent être les dieux éphémères que choisissent d'aduler des quidam en mal de modèles. Mais le véritable maître, qui trône au-dessus de tous et de tout, c'est l'argent, qui détermine le positionnement des individus, et conditionne leurs comportements, l'argent dont le manque induit la peur, dont la jouissance autorise tous les abus, permet et exonère toutes les folies.
Les lieux qui servent de cadres aux histoires sont représentatifs d'un espace urbain qui, parallèlement à son développement effrené, commence à montrer des signes de déclin. Centres commerciaux des années 70 tristement démodés et mal entretenus, collège désaffecté, probablement bourré d'amiante, opposent leur déréliction à la froideur des tours de verre lisses et brillantes qui abritent open space déshumanisés et parkings souterrains anxiogènes.
C'est, enfin, un monde automatisé, dans lequel les individus se croisent sans se voir, où la possession tourne à l'obsession, où l'existence se réduit à une course trépidante, vaine et dénué de sens, hormis celui, illusoire, fourni par un vague impératif économique et productif. Rares sont ceux qui osent interrompre cette course, du moins de manière consciente : s'arrêter reviendrait à remettre en question les fondements d'un système (le Dispositif, ainsi qu'il est désigné à plusieurs reprises) auquel il est plus facile de contribuer.
Certains, malgré tout, à leur modeste échelle, contestent, et tombent ainsi parfois dans la violence. D'autres, pourtant entièrement investis dans les rouages de ce système, sont pris d'une folie soudaine, ou se métamorphosent en terroristes...
Tel un anthropologue de notre société contemporaine, doté en sus d'un solide sens de l'humour... noir, Bruce Bégout se penche sur les comportements déviants provoqués par la modernité et les maux qu'elle occasionne. Le trait est volontairement forcé, ses textes nous plongent dans des ambiances glauques, gothiques (rendues par des environnements oppressants, où tout semble pouvoir arriver, y compris l'irrationnel), et nous mènent à la rencontre de personnages excessifs, souvent mal dans leur peau, ou mal tout court, parce qu'écrasés par le poids d'une société individualiste et insensible qui n'a rien à leur offrir.
Les chutes -ou l'absence de chute- de ses textes sont souvent obscures, et laissent le lecteur quelque peu démuni, avec l'impression de se trouver face à une impasse, à moins qu'il ne s'agisse d'une porte ouverte sur un espace vierge ? Est-ce pour nous signifier qu'il n'y a pas de fin, puisque nous sommes en train de vivre ce qui est relaté, et qu'il nous revient d'écrire la suite de ces histoires, et décider de ce que nous voulons faire de ce monde qui est le nôtre ?
Toujours est-il que l'écriture, minutieuse et juste, et le ton employé par l'auteur, qui pare "L'accumulation primitive de la noirceur" d'une sorte de distance amusée, font de la lecture de ces contes moroses à caractère sociologiques un véritable régal.
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