Je ne sais plus combien de temps après sa parution j'avais lu Les héritiers, de Bourdieu et Passeron, un livre qui a marqué son époque en montrant que l'accès aux études universitaires des enfants issus des catégories socio-professionnelles populaires n'était pas limité seulement par la faiblesse des revenus de leurs parents (à laquelle des bourses auraient pu remédier), mais par quelque chose de plus. Ce phénomène de reproduction des classes sociales était appréhendé au moyen de données statistiques.
Stéphane Beaud, qui s'intéresse au même phénomène, met en oeuvre la démarche toute différente de l'enquête ethnographique. Il nous expose les difficultés à obtenir des diplômes universitaires de jeunes d'un quartier HLM à forte composante immigrée de la région de Montbéliard (berceau historique des usines Peugeot) entre 1990 et 2000, au moment où la poursuite d'études générales, au lycée, puis d'études universitaires est encouragée. Cette « offre » scolaire coïncide avec une dévalorisation de la condition ouvrière aux yeux à la fois des jeunes et de leurs parents (remarque personnelle : ce n'était pas encore le cas dans les années cinquante et soixante ; une fierté ouvrière, comme d'ailleurs une fierté paysanne plus ancienne, faisaient que ce que l'on appelle aujourd'hui « l'échec » scolaire n'était pas encore une malédiction).
Stéphane Beaud note que le taux de bacheliers au sein d'une génération a plus que doublé entre 1985 et 1995, passant de 30 à 63%, mais que le filtre scolaire a opéré de manière décalée, à un stade supérieur de la scolarité : au lycée, puis au niveau des études supérieures. Le fossé s'est creusé pendant cette période entre lycées de centre-ville et de périphérie, lycées « bourgeois » et lycées « populaires ». Le phénomène a trouvé son prolongement dans l'enseignement supérieur avec les filières « sélectives » (classes préparatoires, IUT, BTS) et les filières « ouvertes » où se retrouvent les bacheliers justement les moins préparés à faire face aux exigences propres aux études universitaires.
Selon Stéphane Beaud, ce qui handicape beaucoup de « jeunes de cité » à l'université ou sur le marché du travail, ce ne sont pas uniquement les préventions ou le « stigmate » dont ils sont victimes, c'est aussi l'impossibilité que beaucoup d'entre eux éprouvent d'affronter des situations sociales hors de leur contexte habituel, hors de la protection qu'offre l'interconnaissance de la « cité ». C'est une explication on ne peut plus intéressante au moment où l'on découvre à la surprise générale que l'expérience des C.V. anonymisés produit l'effet inverse de celui qui était escompté : lorsque leur C.V. est anonymisé, les « jeunes de cité » sont moins souvent retenus que lorsque leur origine est connue, comme si, dans ce dernier cas, les occurrences de discrimination positive excédaient celles des discriminations négatives (dont on imagine difficilement qu'elles n'existeraient pas du tout). [L'adresse suivante est l'une de celles où l'on peut consulter/télécharger le rapport :
http://www.wk-rh.fr/actualites/upload/synthese-et-rapport-CV-anonyme.pdf ].
Après avoir formulé son diagnostic, Stéphane Beaud suggère ce qui pourrait venir en aide aux jeunes en question : « … Aujourd'hui, ce dont ont besoin les enfants de classes populaires qui entrent en première année de DEUG, ce sont avant tout de meilleures conditions d'apprentissage au travail universitaire, à savoir un encadrement continu et suivi de la part des enseignants, des bibliothèques dignes de ce nom, des locaux pour travailler, des lieux de sociabilité universitaire pour faciliter la création de groupes de pairs et lutter contre l'anomie du DEUG, une incitation à découvrir les arts et la culture (le théâtre, la lecture) … ».
Parce qu'elle reste succinte, cette note de lecture est loin de rendre compte de la forte impression que j'ai ressentie à la lecture de ce livre. La démarche d'observation participante qui est celle de Stéphane Beaud m'a donné le sentiment de toucher du doigt le lien entre les réalités statistiques et le vécu des individus dont elles sont l'agrégation. En particulier, pour moi qui, dès l'enfance, ai vu valoriser le non-conformisme, il était émotionnellement fort de voir comment le groupe, ici le quartier, exerce sa pression sur les individus, veillant à ce qu'ils ne se conduisent pas comme des « intellos », ou des « moralistes », voire comme des « Blancs », et comment des individus différents gèrent à leur manière cette pression.
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