De même qu’il existe une aire géoculturelle (et culinaire : le pain, le vin…) qui gravite autour de la Méditerranée, il en est une autre – le Heartland turco-persico-mongole (avec les ragoûts, le yaourt…) – qui s’étend des rives de l’Adriatique à la Grande Muraille de Chine. L’une des créations de la littérature populaire orale (ou est-ce une forma mentis ?) de la première est la plaisanterie (calembour, calembredaine, boutade, etc.) ; ce qui s’y apparente le plus dans l’autre, ce sont les saynètes de Nasr Eddin Hodja, héros du XIIIe siècle éternellement populaire (mausolée, statues asiniennes – j’en ai personnellement photographié une à Boukhara –, représentations picturales, miniatures, etc.), d’une vivacité et souplesse de transmission et de (re-)création remarquables (1996 a été déclaré l’année Nasr Eddin Hodja par l’Unesco), faisant l’objet d’études parfois très doctes (Gourdjieff le tenait pour le plus grand philosophe de tous les temps), et dont la paternité est revendiquée par une demi-douzaine de pays, auxquels d’autres s’ajoutent avec un personnage dérivé et analogue – au Maghreb, en Crète, en Malaisie, etc. –…
Mais les saynètes de Nasr Eddin ne font pas forcément rire. Si le fin mot de la blague est l’argutie, la quintessence de ce personnage est l’idiotie. Conformément à la maxime du grand mystique Djalâl Eddin Rûmi, fondateur de la secte soufi des Bektashi née justement dans l’Anatolie du XIIIe s., son idiotie se fonde sur l’injonction à « renoncer à toute chose qui vient de la raison ». Le caractère du personnage, dont le nom (littéralement : « Gloire de la Religion », le titre (Hodja = Maître) et la position sociale explicite font référence à l’enseignement de l'islam, renvoie aussi à un « illuminé », « ce qui ne l’empêche pas de jouer quand il le faut les rusés compères » (p. 20).
En approfondissant ce concept d’idiotie, l’on peut tenter une catégorisation entre saynètes basées :
1. sur la ridiculisation du milieu social et politique – là Nasr Eddin s’apparente à notre figure du fou du roi, en particulier lorsqu’il apparaît comme le bouffon de Timour Leng (Tamerlan, qui vécut un siècle plus tard, mais qu’à cela ne tienne…), emblème du pouvoir tyrannique –, ou sur l’irrévérence vis-à-vis de la religion musulmane et de ses représentants véreux – cf. islam des derviches vs. islam institutionnel – ;
2. sur l’autodérision, forçant, par le paradoxe, le sens de termes et la pensée rationnelle du lecteur vers leurs propres contradictions ;
3. sur l’inversion de la « morale de la fable », de l’enseignement, du prêche – en relation avec « la voie du blâme » pratiquée par certains mystiques soufis et qui consiste à « prendre ouvertement le contrepied de l’ordinaire sagesse » (p. 22).
Jean-Louis Maunoury, dans ce travail de compilation, d’introduction et de traduction véritablement monumental, a réalisé une somme de quelque cinq cent historiettes, réparties (selon un critère qui ne m’a pas paru clair) en trois grands titres : « Sublimes paroles et idioties […] », « Hautes sottises […] » et « Divines insanités […] », chacun précédé d’une introduction vraiment précieuse et éclairante (je voue pourtant souvent une grosse antipathie aux introductions), qu’il serait bon de lire d’affilée. Le corpus, comme il est logique concernant une tradition orale si étendue dans le temps et dans l’espace, est très hétérogène, et l’on ne saurait retirer un plaisir égal de chaque fragment : je m’associe même à la recommandation de Patrick Raynal de les lire « à petites bouchées gourmandes ». Néanmoins cette hétérogénéité, outre l’avantage d’exclure les censures souvent opérées dans les nombreux recueils précédents, est indispensable pour donner le cadre le plus complet possible d’une production culturelle collective si particulière.
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