Roberto Bolaño n'est pas de ces auteurs qui vous vampirisent, de ceux qui vous assènent avec violence leurs idées ou idéologies sur le monde, de ceux qui vous imposent leurs conceptions morales...
Il montre plus qu'il ne démontre, sans volonté affichée de délivrer un message, laissant le champ libre à la réflexion de son lecteur.
Il n'est pas de ceux qui veulent vous en mettre plein la vue, de ceux qui qui prennent pour de la consistance ce qui n'est que du remplissage...
Il sait donner du sens au détail, révéler la portée universelle d'événements ordinaires.
A l'inverse des "chirurgiens" de la littérature, qui décortiquent jusqu'à l’écœurement l'objet de leur attention, triturent leur sujet jusqu'à lui ôter tout mystère et priver le lecteur de sa marge d'interprétation, Roberto Bolaño agit en généraliste à la fois sensible et curieux, son esprit restant ouvert à tous les possibles.
Il ausculte le monde, l'observe, le palpe, explore les différentes manifestations de son mal-être, ne néglige aucune piste quant à l'origine de ses maux. Il s'intéresse à son patient dans son ensemble, s'attardant parfois sur un détail qui peut sembler insignifiant mais qui acquiert son importance comme élément constitutif de cet ensemble.
Ainsi "2666", qui se compose de cinq parties dont chacune pourrait se suffire à elle-même, mais que certaines corrélations, parfois subtiles, lient, leur permettant de former un tout finalement cohérent.
L'un de leurs points communs est une ville frontalière du Mexique, Santa Teresa. Les différents protagonistes mis en scène dans ces cinq parties vont, à divers moments, s'y trouver, pour des durées plus ou moins longues.
Au début du récit, quatre universitaires européens se trouvent réunis par leur fascination commune pour les écrits d'un obscur écrivain allemand, qui a pour improbable pseudonyme Benno Von Archimboldi. De colloques en conférences, le français Pelletier, l'espagnol Espinoza, l'italien Morini et l'anglaise Norton vont nouer des relations singulières, parfois pseudo amoureuses, chacun gardant pour les autres une part de mystère qui s'ajoute à leurs antagonismes et à leurs pulsions parfois violentes pour doter leurs rapports d'une tension sous-jacente.
C'est leur volonté de retrouver la piste d'Archimboldi, insaisissable écrivain fantôme, qui va les emmener à envisager un voyage au Mexique.
Les trois parties suivantes se déroulent presque exclusivement à Santa Teresa, ville moyenne, sans charme, dont les maquiladoras (1) attirent les miséreux en quête de n'importe quel travail, ville de cauchemar, où d'innombrables meurtres de femmes sont commis depuis des années sans que les quelques arrestations censées mettre à l'ombre les coupables n'y mettent un terme.
Nous y croisons Amalfitano. Ce professeur de philosophie (qui accueille nos universitaires européens lors de leur venue au Mexique sur les traces d'Archimboldi), a élevé seul sa fille Rosa, avec laquelle il est arrivé de Barcelone alors qu'elle n'était qu'une enfant ; sa femme les avait alors quittés pour tenter de vivre un impossible amour avec un poète espagnol interné en asile psychiatrique. Amalfitano est constamment terrorisé à l'idée que sa fille subisse le même sort que les centaines de victimes que compte Santa Teresa.
Nous y faisons aussi la connaissance de Fate, journaliste noir américain qui échoue par hasard à Santa Teresa, afin de remplacer son collègue du service des sports qui vient d'être assassiné, et qui devait y couvrir un match de boxe.
Toute une partie est ensuite consacrée uniquement aux meurtres de femmes. En une macabre litanie, Roberto Bolaño énumère le nom des victimes, livre parfois un détail qui les personnalise, mais à peine, comme si son but était de banaliser les faits -et démontrer la banalité du mal ?- : l'énormité de ces crimes, dont le nombre est à peine croyable, finit par déshumaniser les victimes, chacune n'étant plus que l'élément d'une longue série...
Parmi les enquêteurs, dont la plupart sont au mieux effarants d'indifférence, au pire complices de ces atrocités, de rares individus se distinguent par leur humanité, leur compassion, dont le poids semble d'autant plus lourd qu'ils sont complètement isolés.
La dernière partie revient sur Archimboldi, nous conte son enfance, sa participation à la deuxième guerre mondiale dans l'infanterie allemande, ses débuts d'écrivain... il conserve cependant son aura de mystère. Enfant mutique, d'une taille exceptionnelle, plus à l'aise en compagnie de la faune sous-marine que de ses semblables, il semble éprouver un détachement permanent qui l'isole du monde, qui l'en protège aussi, sans doute, et lui permettra de survivre et de rester égal à lui-même, en dépit de la violence et de la barbarie qui l'entoure.
Pour autant, la boucle n'est pas bouclée... tout comme le roman n'a pas vraiment de fin. Non pas parce qu'il est resté inachevé en raison du décès prématuré de l'auteur (seules quelques dernières corrections devaient y être apportées), mais parce qu'il ne pouvait en être autrement ! "2666" est comme une photographie du monde qu'aurait prise l'auteur, fixant un moment, mais s'attachant à ce que l'image rendue soit représentative de la condition humaine en général. Ce qui nous est montré aurait pu arriver hier ou demain, et de toutes façons arrive tous les jours, depuis toujours, et il n'y a pas de raison que cela cesse : la violence semble inhérente à l'homme (ainsi que nous le démontrent aussi bien l'Histoire que les plus banals faits divers), et elle est par conséquent infinie...
Il faut du temps pour lire "2666", et pas seulement en raison de son grand nombre de pages. Il faut le temps de suivre le rythme de Roberto Bolaño, qui, une anecdote en amenant une autre, semble parfois s'écarter de l'itinéraire initialement emprunté, jusqu'à ce que l'on se rende compte que les chemins de traverse ont pour lui autant d'importance que la route principale, qu'ils composent à eux tous cette vaste fresque qu'est la vie, avec ses vicissitudes, ses grandes catastrophes et ses petits malheurs, et -mais dans une moindre mesure- ses joies et ses bonheurs... Malgré tout, comme il nous lance sur des pistes souvent sans suite, nous promet parfois l'imminence de drames qui ne surviennent pas, alors qu'à d'autres moments il nous surprend par une horreur que l'on n'a pas senti venir, notre attention est maintenue en alerte tout au long du récit.
"2666" est, pour conclure, à la hauteur de ce que j'avais imaginé : colossal, magistral, et porteur d'une mélancolie dont vous restez imprégné de longues heures après l'avoir refermé.
BOOK'ING
(1) "Les maquiladoras sont des usines de montage qui assemblent en exemption de droits de douane des biens importés destinés à être intégralement réexportés. Leurs propriétaires bénéficient ainsi d'une main-d'œuvre bon marché et ne paient des droits de douane que sur la valeur ajoutée du produit, c'est-à-dire la valeur du produit fini moins le coût total des composants importés pour sa fabrication. La grande majorité des maquiladoras sont détenues et gérées par des sociétés mexicaines, asiatiques ou américaines."
(Encyclopaedia Universalis).