[Un loup à ma table | Augusten Burroughs, Jean Guiloineau (Traducteur)]
Dans « Un loup à ma table », Augusten Burroughs laisse de côté le cynisme et l’humour grinçant qui rendaient la lecture de « Courir avec des ciseaux » et de « Déboire » si plaisante.
C'est pourtant peu dire que le fond de ces deux volumes étaient déjà tragique, mais l’auteur y adoptait un ton qui donnait l’impression qu’il se détachait d’un passé encombrant (mais qui en réalité ne cessait de le hanter).
Ici, alors qu’il évoque sa relation à son père, John, il semble par moments être redevenu le petit enfant vulnérable et naïf qui cherchait en vain à attirer l’attention de ce professeur d'université souvent absent, et qui lors de ses rares moments de présence au sein du foyer familial, préférait rester en tête avec un verre de vodka que de prêter une quelconque attention à sa progéniture.
Entre ce père fantôme, une mère dépressive et poétesse se perdue la plupart du temps dans ses pensées, et un frère aîné brutal et stupide qui quittera dès que possible l'enfer familial, l'enfance d'Augusten est synonyme d'insécurité et de carence affective.
"Nous étions trois. C'était presque comme si la maison contenait trois grottes, et que chacun de nous était assis au fond de la sienne.
Parfois, j'entendais ma mère hurler dans sa grotte. Par dessus le bruit éternel de sa machine à écrire, j'entendais sa solitude, sa plainte désespérée. Comme un animal blessé, blotti dans un coin, qui sait qu'il mourra bientôt.
Quand mon père s'approchait de ma grotte, je l'entendais respirer et grincer des dents.
Les gens croient en Dieu parce qu'ils ne peuvent affronter la solitude. Je n'avais pas peur d'être seul dans le monde. J'avais peur de ne pas l'être".
Ses efforts pathétiques pour obtenir un regard, un petit signe d'affection, serrent le coeur du lecteur atterré par la froideur paternelle. Et dans l'imaginaire enfantin d'Augusten, son père en vient peu à peu à prendre des allures de monstre. La comparaison avec le loup m'a parue adéquate : à l'image de l'animal qui suscita à la fois terreurs et fantasmes, la figure paternelle revêt une dimension presque mythique... Dans ses cauchemars, Augusten se voit poursuivi par lui, la nuit, à travers bois.
Et lorsqu'il est éveillé, la peur est toujours là, alimentée par le physique de plus en plus répugnant de John, dont le corps est rongé de psoriasis, la bouche partiellement édentée, et par ses crises de folie parfois soudaines, provoquées par sa consommation d'alcool.
Le besoin d'être reconnu par ce père alterne avec l'envie de le tuer, et aussi, peu à peu, la grande angoisse : celle de lui ressembler.
« Mon enfance avait pris fin. Une part de moi était morte. Mais une autre part venait de naître.
Et j’ai su que quelle que soit la méchanceté que mon père avait en lui, elle était aussi en moi. Avant, j’avais peur de devenir comme lui en grandissant. Maintenant, je savais qui je l’étais déjà. (…)
Mon père ne méritait pas de respirer ».
L'auteur décrit avec justesse les sentiments ambivalents et destructeurs qu'ont suscité en lui l'indifférence paternelle, posant implicitement la question de savoir ce qu'il en résulte, une fois atteint l'âge adulte. En écrivant "Un loup à ma table", que l'on pourrait décrire comme le récit d'un manque, ou d'un vide -mais d'un vide lourd, encombrant, qui prend toute la place-, sans doute a-t-il voulu exorciser une bonne fois pour toutes les démons d'une enfance qui ne cessent de le poursuivre.
Il nous livre un roman touchant de sincérité, et aussi assez angoissant, où son habituel sens du sarcasme fait place à un humour presque fortuit, nourri de sa crédulité d'enfant forcé de composer avec un monde qui ne lui convient pas.
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