Mes précédentes expériences avec Ian McEwan ont eu pour résultat des impressions fort diverses. Peu emballée par "Amsterdam", mitigée face à "L'enfant volé", j'ai été à l'inverse agréablement surprise par "Le jardin de ciment", pour finalement être charmée par "Sur la plage de Chesil".
A l'issue de la lecture de "Samedi", je suis à la fois séduite et admirative. Il faut en effet avouer que McEwan sait manier sa plume, ainsi que ses autres romans me l'avaient démontré, quand bien même ils ne m'ont pas tous convaincue.
Utilisant habilement le sens des détails, captant notre attention par de longues descriptions qui ne sont cependant jamais rébarbatives, il nous imprègne presque subrepticement d'une ambiance déroutante, et qui nous met mal à l'aise, sans que l'on comprenne au départ les raisons de ce trouble. Il nous fait vivre une journée au cours de laquelle il ne va pas se passer grand-chose et j'ai pourtant trouvé ce roman prenant, parce qu'il s'appuie sur les événements mineurs qui jalonnent ce samedi pour nous amener sur de passionnantes pistes de réflexion.
Cette journée, c'est celle d'Henry Perowne, neurochirurgien londonien d'une quarantaine d'années, dont l'existence n'a rien de romanesque. Le personnage en lui-même n'a d'ailleurs rien de palpitant.
Marié à Rosalind depuis plus de vingt ans, il en est amoureux comme au premier jour. Ils sont les parents de deux jeunes adultes qui ont fait de leur passion leur métier -leur fils est musicien, et leur fille poètesse-, ce pour quoi Henry les admire profondément. C'est un homme serein et comblé, de caractère égal et conciliant, qui semble dépourvu de vice.
Le récit débute bien avant que le soleil ne se lève sur cette journée du samedi, lorsque Henry, pris d'un accès d'insomnie, croit être témoin, en regardant par sa fenêtre, d'un crash aérien. Elle est censée se poursuivre avec la routine d'un jour de congé : notre héros a prévu de disputer son habituelle partie de squash avec un collègue, avant de rendre visite à sa mère, internée dans un établissment spécialisée car atteinte de la maladie d'Alzheimer, puis de faire les courses en vue du diner auquel sont conviés ses enfants et son beau-père.
Et puis, peu à peu, le chaos du monde, son agressivité, sa violence, semblent s'imiscer dans le quotidien du neurochirurgien, lui imbibant l'esprit d'une morosité croissante. Les préparatifs en vue de la manifestation contre la guerre en Irak viennent dans un premier temps lui rappeler une actualité effrayante, puis c'est un accrochage avec un automobiliste qui dégénère...
Un malaise diffus s'empare progressivement du personnage, face aux réactions que suscitent les événements du monde sur lui et les autres, mais aussi face à l'illusion qui consiste à croire que l'on appréhende ces événements avec justesse.
Illusion, car ces drames, ces guerres, ces détresse qui nous sont servis en spectacle ne sont vécus qu'avec de la distance, et par l'intermédiaire d'un rapporteur -les médias- qui ne nous montre finalement que ce qu'il veut, quand il le veut. Nos prises de position relatives à l'actualité, sont par conséquent influencées par les informations forcément tronquées que l'on nous fournit. Le peuple irakien, pour citer l'exemple dont se sert l'auteur, ne reste pour les téléspectateurs occidentaux qu'un concept, on ne peut pas prétendre le connaître vraiment. Le monde vu par le biais du canal cathodique le sera toujours de manière réductrice.
Ceci dit, Henry Perowne est également conscient que si les médias semblent se complaire dans une sorte de catastrophisme, c'est pour répondre aux attentes d'un public qui réclame du spectaculaire. En ce début de siècle, où des millions de téléspectateurs se sont vus abreuvés des images en boucle des tours jumelles en proie aux flammes, l'homme semble être atteint d'une nouvelle obsession : celle de s'attendre au pire, mais aussi, en quelque sorte, de le vouloir. Le pire prenant, bien sûr, l'apparence du terrorisme.
On espère que ce pire n'arrivera pas, mais s'il arrive, on veut le voir, sous tous les angles, jusquà la nausée, dans l'illusion, toujours, d'y participer et de "communier avec (nos) semblables dans une anxiété généralisée".
Notre neurochirurgien en vient finalement à s'interroger sur le sens du progrès, sur ce que l'homme a fait des prouesses technologiques dont il s'est avéré capable. Parallèllement à tous les bienfaits -médicaux, sanitaires- prodigués par ce progrès, il se rend compte qu'il a donné lieu à une nouvelle forme d'aliénation insidieuse. On a le sentiment d'avoir un accès plus large à la connaissance, mais en même temps nous manquons d'éléments d'analyse objectifs, et surtout nous ne prenons pas le temps d'acquérir ces éléments.
Ian McEwan nous ramène à nos propres limites et à nos propres contradictions : les nouveaux réseaux de communication et d'information nous donnent l'impression de participer à la marche du monde, de pouvoir donner notre avis sur tout, de nous indigner avec facilité, mais où s'arrêtent la sincérité et la profondeur de ces engagements et de ces principes énoncés depuis notre confortable quotidien ? Jouerions-nous à avoir peur et à tout dramatiser, pour nous dédouaner d'être des nantis ? Et si c'est bien le cas, qui voulons-nous réellement tromper ?
Voilà sans doute pourquoi, sans en avoir l'air, l'auteur parvient à nous atteindre.
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