(lecture due à l'ami Laudateur, dont hélas je n'ai pas partagé l'enthousiasme)
N'attendez pas de ce court essai qu'il traite du chômage (créateur) ni d'un "droit au chômage créateur" hormis en quelques pages (74-78).
L'introduction - qui au demeurant ne manque pas de charme - a trait au pourcentage des messages (écrits, oraux, visuels, auditifs, etc.), parmi ceux auxquels chacun d'entre nous est exposé, qui sont proférés directement à notre intention, par rapport aux autres, bruit assourdissant destiné à la foule indifférenciée. L'évolution historique de ce pourcentage est claire. De là à constater que les contenus essentiels de ces messages - publicitaires ou tout autres confondus - sont principalement de nature suggestive de besoins et des moyens de les assouvir, le pas est court : il n'est pas démontré mais son énonciation est suffisamment convaincante.
Que cette hypertrophie de besoins induits produise une suprématie du marché des biens matériels et que celle-ci soit appauvrissante et mutilante d'une situation d'autosuffisance préalable, c'est un exposé précoce des théories de la décroissance : précoce, mais quand même dans l'air du temps (mi-1970, premières crises pétrolières, prévisions apocalyptiques du Club de Rome...)
Un point théorique très intéressant est la distinction entre "valeurs d'échange" (quantifiables en termes monétaires, car la monnaie est l'unité des échanges) et "valeurs d'usage" qui ne sont pas monétisables ; or :
"Les valeurs d'échange ne peuvent remplacer les valeurs d'usage de façon satisfaisante que jusqu'à un certain point. Au-delà de ce point, toute production supplémentaire ne bénéficie plus qu'au producteur professionnel, alors qu'elle désoriente et ahurit le consommateur en assouvissant chez lui un besoin que le premier lui a imputé." (p. 64)
Mais Illich pousse l'analogie au-delà des biens matériels, vers la production de services, et en particulier vers les "besoins induits" des/par les professions libérales. Son point de critique est double : 1. il déplore une tendance à l'établissement et à la légitimation d'un corporatisme des professions (libérales) à l'encontre d'une pratique moins professionnaliste mais plus diffuse ; 2. il qualifie de "domination" - et s'en prend particulièrement à la médecine et à l'instruction - leur développement de masse qui transformerait une "liberté" de jouissance ou non de leur accès en un "droit" qui frôle en fait le "devoir" d'accepter l'administration desdits services.
Sa première critique ne résiste pas à l'examen historique, qui ne me semble pas prouver que la professionnalisation soit de plus en plus corporatiste (mais éventuellement que la transmission du savoir a changé de mode, ce qui est tout autre affaire...). Sa deuxième critique ne résiste pas à l'épreuve du bon sens, car il me semble prouvé que si l'instruction peut parfois entraver la curiosité intellectuelle, son absence ne la favorisera en aucun cas ; que les dépenses médicales sont effectivement proportionnelles au recul des maladies et au prolongement de l'espérance de vie (à l'encontre des supputations fantaisistes d'Illich : passim et p. 83) ; que les soins demeurent liés à un acte de volonté explicite des patients et l'autodidactisme (tout comme moult pratiques de "bricolage") n'est nullement en recul ; et enfin que la fétichisation illichienne de l'accouchement dans le lit de la parturiente ne devrait pas nous faire oublier le nombre immense de décès qu'il a provoqué dans l'Histoire et la géographie de sa pratique... [A moins qu'Illich ne soit un malthusien déguisé, qui veut nous faire crever pour libérer de la place sur la planète !]
En conclusion, Illich est un philosophe et non un économiste tel Serge Latouche. Son système veut être cohérent mais est fragilisé par l'amalgame entre biens et services. Le style de cet essai, parfois un peu obscur, très souvent ami du paradoxe, le porte à un passéisme (reproché souvent à la théorie de la décroissance) ainsi qu'à des énormités qui finalement desservent sa cause par invraisemblance :
"Pour prendre l'exemple des éducateurs, ce sont eux qui disent à la société ce qui doit être appris et qui ont le pouvoir de réduire à rien ce qui a été assimilé hors des murs de la classe. Cette sorte de monopole qui les habilite à vous empêcher d'acheter ailleurs que chez eux ou de fabriquer vous-mêmes votre tord-boyaux semble d'abord les faire répondre à la définition que le dictionnaire donne des gangsters." (p. 41)
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