Affecté dans la Somme, en Picardie, le gendarme Paul Beauvillain est surnommé l’écologiss’ par ses collègues car il n’est pas chasseur mais tant qu’il n’est pas
« communiss’ ou tapette » comme dit son chef, le major Duval, qu’il bosse et est serviable, on lui fout la paix. Paul rêvasse, photographie et observe les oiseaux. Le roman démarre avec la découverte d’un vagabond, soûlé, la tête explosée à la chevrotine puis traîné au bord d’un chemin boueux de la baie de Somme. Paul hérite de l’enquête mais les indices sont maigres. Une Peugeot 205 a été aperçue dans les environs. Il faut recomposer à partir de petits riens, se glisser dans la peau du meurtrier et refaire les gestes supposés, suivre son parcours aléatoire en voiture pour deviner dans quel fossé de ronces pourrait se trouver un hypothétique morceau de tissu maculé du sang de la victime. Il faut bien avouer que la mort d’un invisible, un sans-abri (un aristocrate de la route dirait Bernard Pouchèle), sans raison apparente, sans témoin, ne défraie pas la chronique. Paul réfléchit et s’entête. De fil en aiguille, il recoud la vie du vagabond, reprend son cheminement, de village à l’écart des grands axes en marais bruissant de printemps. La veuve, à la ferme près de Nampont, plus loin la vieille toupie qui guigne derrière son rideau, l’épicerie buvette du village aident le gendarme à retracer l’itinéraire de l’Eugène, à se mettre dans ses pas. La victime se dévoile peu à peu, homme libre au grand cœur, fraternel, anar sans possession, marcheur invétéré, gobant le ciel à la recherche des alouettes quand la plaine remembrée et laminée aux pesticides n’offre plus rien au passant. Paul délaisse sa voiture et marche. Ses chaussures cirées le blessent aux pieds. Son uniforme est trop chaud :
« Il s’imagina quelques instants enlevant ses vêtements, cet attirail de sinistre maréchaussée, courant pieds nus dans l’herbe élastique fleurant la menthe sauvage, jusqu’à la berge où il s’enfoncerait jusqu’aux chevilles dans un limon noir ». Les investigations avancent lentement et il convient de conclure rapidement car le procureur et le juge d’instruction piaffent d’impatience. Un coupable est pressenti, Bernier, bijoutier et chasseur, qui endosse le meurtre avec apathie. L’enquête est close. Paul Beauvillain est félicité mais il est profondément insatisfait. Le suicide de Bernier finit de convaincre Paul. Il reprend l’enquête et s’oriente cette fois-ci vers des adversaires nettement plus coriaces. On entre de plain-pied dans le monde corrompu de la politique avec ses financements occultes, ses magouilles et son argent sale.
Les personnages font vrai et certains sont attachants, à l’image de l’Eugène, anar mystique et marcheur étoilé. Le rythme lent du récit s’accorde à la déambulation du marcheur, à ses arrêts. Rien d’ennuyeux dans la démarche de l’auteur ! Bien au contraire, le lecteur marche de concert. La baie de Somme et le domaine du Marquenterre que j’ai longuement arpentés jadis (ah ! Mado au Crotoy !) ne servent pas seulement de toile de fond à l’intrigue :
« …les filets d’écume composaient d’éphémères dessins compliqués et géométriques effacés par la poussée de l’eau ». Les paysages ont été bien vus par l’auteur. Ils vivent et les habitants, gens de peu, gagne-petit mais nantis d’une profonde humanité savent gober l’éternité dans le vol d’une aigrette. Les amitiés « paysannes » qui se nouent sont solides et font rempart à la versatilité des rapports humains au quotidien. Le vieux de Boismont et son épagneul asthmatique constituent un refuge sûr pour Paul Beauvillain quand l’étau se resserre sur lui et que «
les hérons sont fatigués ». Humanité, perspicacité, intelligence caractérisent le vieil homme. Paul peut reprendre des forces et le lecteur respirer à nouveau. Léo Lapointe laisse transparaître de la tendresse pour toute une population marginalisée :
« …le pays était pauvre, très pauvre, ne subsistant que par l’économie parallèle, RMI et petits boulots, petites récoltes et petites rapines mais toucher du doigt cette misère… était autre chose. » En dépit de la noirceur du roman, tempéré par l’humour et des dialogues pimentés de brèves de comptoir franchement drôles, on se situe dans un paysage fraternel et un environnement humaniste que n’auraient pas reniés Victor Hugo, plusieurs fois cité, ou encore Emile Zola. Léo Lapointe ne s’apitoie pas, n’est jamais lyrique mais dit clairement le monde comme il va, sinistre et cruel dans son ensemble mais auréolé de poésie et de bienveillance au détour d’un chemin. Le dénouement, dans les toutes dernières lignes, est remarquable.
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