Ce qui frappe dans ce livre c’est d’abord le style de Laurent Mauvignier.
Des petites touches syncopées qui restituent à merveille une atmosphère confinée, le caractère spontané de la vie réelle, la mécanique des comportements humains.
Ce n’est pas un style épuré, lisse, condensé, c’est un style expressif, qui a pour ambition d’en dire plus que ce qui est écrit. C’est un style en rupture, répétitif, parfois hésitant, souvent calqué sur le langage parlé, révélateur d’un monde où les certitudes sont fragiles, où elles ont besoin d’être réaffirmées en permanence pour lutter contre l’absurde, l’incompréhensible, la violence ou tout simplement la tendresse de l’Autre.
Très efficace dans la première partie du livre intitulée « Après-midi », où il ne se passe pas grand’chose d’extraordinaire, le style de Mauvignier nous fait mieux sentir la banalité des personnages et des situations, le caractère effarant des sentiments humains qui grouillent dans des cercles fermés et rigides et les arrières-pensées des citoyens ordinaires confrontés à l’inhabituel, au surprenant, au scandalisant, à l’insupportable.
Ensuite l’auteur nous remet la clé du roman, nous permettant ainsi de mieux comprendre les causes cachées des effets déviants d’une vie ordinaire.
p. 270 : « Peut-être que ça n’a aucune importance tout ça, cette histoire, qu’on ne sait pas ce que c’est qu’une histoire tant qu’on n’a pas soulevé celles qui sont en dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s’accumulent et forment les pierres d’une drôle de maison dans laquelle on s’enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ? Et moi à ce moment là, j’ai pensé qu’il faudrait bouger le moins possible, tout le temps de sa vie pour ne pas se fabriquer du passé, comme on fait tous les jours ; et ce passé qui fabrique des pierres et les pierres des murs. Et nous on est là maintenant à se regarder vieillir et ne pas comprendre pourquoi Bernard il est là-bas dans cette baraque avec ses chiens si vieux, et sa mémoire si vieille et sa haine si vieille aussi que tous les mots qu’on pourrait dire ne peuvent pas grand’chose. »
Derrière le comportement d’un homme, insolite, extravaguant, brutal, violent jusqu’à l’outrance, que peut-il bien se cacher ?
L’auteur nous invite à explorer le passé de cet homme. Le traumatisme qu’il a vécu prend sa source certes dans son enfance, mais aussi et surtout dans la guerre d’Algérie. Petit à petit, le roman nous met en prise directe avec les crimes d’une guerre ordinaire et les fleuves de culpabilité qu’elle génère dans le cœur des hommes, qui plus est ici de jeunes appelés qui ne comprenaient pas toujours la finalité de ce qu’on leur demandait de faire.
Ces jeunes hommes sont Bernard, Février et Rabut. La guerre est vécue ici sous l’angle de l’émotion et de l’absurde. Mauvignier décortique la genèse de la violence des soldats quels qu’ils soient et les traces indélébiles qu’elle laisse au plus profond de leur conscience.
Dans cette guerre, il n’y avait pas de place pour la noblesse de la cause, ni pour l’honneur du combat, il ne s’agissait pas de se défendre contre l’envahisseur, comme en 14 ou en 45, mais au contraire de défendre une politique coloniale hésitante.
Ce livre a le grand mérite de lever le voile sur le grand silence de ceux qui ont vécu malgré eux les heures noires d’une guerre qu’ils ne comprenanient pas et sur les actes qu’ils ont du commettre parce qu’il s’agissait bien d’une guerre, dans laquelle les enjeux étaient la vie ou la mort.
Les deux grandes qualités de ce livre restent à mon avis le style très original de l’auteur et la construction même du roman qui ménage parfaitement la recherche de vérité. Il s’agit bien ici de littérature au sens noble du terme.
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