[La vie sur Terre : réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous sommes | Baudouin de Bodinat]
Paru initialement en deux tomes à la fin des années quatre-vingt-dix,
La vie sur Terre est rééditée aujourd’hui en un seul volume complété de deux notes additionnelles par l’excellent éditeur, L’Encyclopédie des nuisances, le bien nommé. Baudouin de Bodinat tisse ses réflexions autour d’un catalogue de maux contemporains qui n’augurent rien de bon. Dès la première phrase le ton est donné et le lecteur est tout de suite intéressé par le propos car l’auteur se met en scène et se dévoile sans fard :
« Je quitte la fenêtre, je m’assieds sur une chaise. A quoi penser ? » S’ensuit une litanie où le décor décrit suinte et poisse. L’auteur poursuit :
« Sur tous les continents il y a des mégots par terre et du monde partout normalement […] sortir de ce vacarme de guerres télévisées, d’infections résistantes aux antibiotiques, de famines, de catastrophes délabrant la vieille humanité… ». Les nuisances avérées vont en se resserrant autour du narrateur et atteignent son intimité :
« J’ai failli me souvenir de quelque chose, de quand elle était enjouée se dévêtant à la hâte bientôt sur le lit gémissant la fenêtre ouverte ; du visage qui me parlait avec vivacité, ses yeux ses lèvres… » Le premier chapitre de deux pages se conclut sur une phrase empreinte de nihilisme :
« A quoi penser ? Car il faut vivre, et vivre ici est un problème qui conduit à la longue au crime ou au suicide ». Les chapitres vont ensuite s’égrener et il sera impossible de s’en soustraire jusqu’à la fin. Des choses essentielles vont être dites en passant, souvent étayées par des citations puisées chez d’anciens philosophes, des théologiens, des écrivains. L’ensemble est d’une bonne tenue littéraire. D’ailleurs, la manière de dire de l’auteur, académique, classique, comme empruntée à un siècle révolu entre violemment en contradiction avec le contenu très informé sur les dernières innovations technologiques d’un siècle avenu et déjà muré. L’auteur a terriblement raison en tout. Toutes les échappatoires semblent bouchées :
« Trouver aujourd’hui une vieille route suppose de s’écarter considérablement du torrent de la circulation, voire d’abandonner son véhicule et de poursuivre à pied. Mais on la trouvera et probablement on y croisera des randonneurs vêtus de ces tenues multicolores qui sont l’uniforme amusant de la servitude volontaire. » Certaines pensées de l’auteur couchées sur le papier dès son éveil,
« Voici ce que j’ai pensé en me réveillant… », m’ont happé l’esprit comme si j’écrivais moi-même le livre à mesure de la lecture (p. 37 par exemple). Avec un calme similaire, j’aurais peut-être pu dire l’amoncellement des horreurs invisibles qui nous violent, nous taraudent et nous vident sans cesse et sans faim, un monstre aveugle engendré par nos paresses et nos égoïsmes. Chaque page contient au moins un uppercut si ce n’est une volée de swings que le lecteur encaisse en cillant. Entre l’inventaire des calamités engendrées par une économie qui quantifie tout et régente jusqu’à nos vies intérieures, l’auteur glisse des souvenirs troublants qui remuent la mémoire :
« […] et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, ils ont égaré ce charme puissant qui était de mêler leurs urines nocturnes dans un même vase et c’est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu’en épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes ». Le second tome recèle encore plus de puissance que le premier, si c’est possible. Le lecteur sent la pensée de l’auteur en train de s’élaborer sous ses yeux et voit l’homme vivre, se déplacer chez lui jusqu’à la fenêtre et revenir s’asseoir, attentif et dépité. Parfois, le lecteur éclate de rire intérieurement et nerveusement quand, par exemple, Baudouin de Bodinat tente de décrypter, fort à propos, une offre spéciale énonçant les caractéristiques d’un ordinateur. On sent bien alors qu’on n’est plus au monde, que « la vraie vie est ailleurs ». Paradoxalement, Baudouin de Bodinat me fait froid dans le cœur et me réchauffe le dos. Je crois que nous sommes d’une même veine et que nous l’ignorerons toujours, complètement perclus de notre individualité chétive. Mais qui est ce « roi » Baudouin qui semble encore écrire à la plume d’oie des lettres incandescentes, qui nous expédie d’une « bouche de feu » des réflexions incendiant nos vies futiles ? Internet, si prolixe à brasser du vide, ne dit rien. Google glougloute en vain et le moteur de recherche finit par me renvoyer à ma propre note de lecture sur l’Agora. L’information boucle, tourne en rond dans sa galaxie virtuelle mais Monsieur Bodinat, sans plus y croire lui-même, dénoue le nœud gordien de nos existences cloisonnées.
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