L’almanach d’Aldo Leopold (1887-1948), livre testamentaire, publié à titre posthume en 1949, égrène, dans une première partie, les observations naturalistes au fil des mois depuis une
« cabane » occupée en fin de semaine, une ferme de la région des sables du Wisconsin, aux Etats-Unis. Professeur de foresterie de réputation internationale, Aldo Leopold sait filer la métaphore quand il s’agit de scier un chêne foudroyé pour se chauffer. Il remonte le temps historique de l’Etat du Wisconsin à mesure que les dents entaillent les anneaux de croissance de l’arbre. Le passé défile année par année, succinctement, mais avec son lot de massacres effarant :
« En 1871, on estime à cent trente-six millions le nombre de pigeons venus nicher dans un triangle de 80 kilomètres… Les chasseurs venaient par centaines, armés de fusils, de matraques et de pierres à lécher et c’est par trains entiers que les pâtés de pigeon en puissance repartaient en direction des villes…Ce fut, cette année-là, la dernière grande nichée dans le Wisconsin… En 1870, un chasseur industriel se vanta dans le Chasseur américain d’avoir tué six mille canards en une seule saison dans les environs de Chicago ». Puis l’arbre s’abat. Les
« copeaux de réalité » sont appelés par les bûcherons la sciure et par les historiens les archives. Aldo Leopold pourrait apparaître comme un apôtre écolo prêchant la bonne parole, forcément au-dessus de la mêlée des simples mortels. Lui, sait. Il chasse mais il ne plombe pas toutes les bécasses car il a été initié à la
« danse céleste » et il veut continuer à jouir de la parade nuptiale des volatiles. Est-ce bécasse ? Aldo l’écolo chasse en artiste. Bonjour la prise d’esthète ! Aldo « la classe » prodigue aussi ses bons conseils avec la désinvolture qui sied en la circonstance quand le gâchis est déjà bien là, irrémédiable, presque anodin en apparence, à l’exemple de la tondeuse tueuse maniée par une équipe de cantonniers insouciants qui coupe sans remords les derniers silphiums [fleurs reliques de la Grande Prairie] jusqu’à lors épargnés dans le cimetière du coin :
« A quoi pouvaient bien ressembler cinq cents hectares de silphium en fleur chatouillant le ventre des bisons, voilà une question qui n’aura plus jamais de réponse et peut-être même plus jamais l’occasion d’être posée ». La lecture de l’Almanach est surtout étonnante par la description de comportements humains banals et destructeurs, ceux d’Aldo Leopold inclus
« J’étais jeune à l’époque et toujours le doigt sur la gâchette », décrits voici soixante-dix ans aux Etats-Unis et transposables sans en changer un traître mot dans nos sociétés occidentales aujourd’hui. Les marais asséchés, la culture du maïs envers et contre tous, les rivières égouts, les haies arrachées, les animaux exterminés, les chasseurs et leur autosatisfaction presque maladive, le besoin de distinction, de reconnaissance, l’accumulation obsessionnelle d’objets, la vitesse des déplacements, tout cela et des menus détails disent bien plus le mal du siècle qu’un pensum d’ethnologie. La force et la beauté de
l’Almanach d’un comté des sables tient essentiellement à son pouvoir d’évocation des frontières floues, des tableaux évanescents, rehaussé de fines observations naturalistes. Le préfacier Le Clézio a bien senti la force poétique qui émane du
« tableau sublime que sait peindre la rivière Wisconsin certains matins d’été et des domaines illimités de l’aube, qu’aucun fonctionnaire du cadastre ne pourra jamais arpenter ».
La seconde partie de l’Almanach intitulée « Quelques croquis », clame l’élégie des marais, chante la mort du loup (bien après Alfred de Vigny), dresse la stèle aux pigeons…, l’auteur égrenant ses pensées au rythme de ses pérégrinations, du Wisconsin jusqu’au Manitoba. La dernière partie de l’ouvrage, En fin de compte, dresse un bilan des convictions éthiques et philosophiques de l’auteur. La partie est d’ores et déjà perdue pour la vie sauvage et la survie des hommes paraît bien menacée. «
Penser comme une montagne » est une révolution que l’écologie radicale ne pourra jamais mettre en œuvre à elle seule.
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