Brian Stanley Johnson (1933-1973) dédicace son roman autobiographique à ses parents. Il se suicidera à quarante ans. La solitude existentielle qui l’étreint dès l’enfance revient en leitmotiv tout au long de son voyage en chalutier dans la mer de Barents. Embarqué comme plaisancier afin de couper les ponts et de se cogner à l’âpreté de la solitude, l’auteur se remémore les moments déterminants de son existence au gré ou malgré le roulis et le tangage du bateau de pêche. Le récit entrecoupe passé et présent, scandé par la houle et le vague à l’âme. Les points de suspension, les onomatopées,
« CRANNGK ! » rythment le flot des souvenirs rendus parfois pêle-mêle entre deux nausées. L’enfance avortée, les amours contrariés engendrent une amertume qui n’apparaît pourtant jamais larmoyante. L’auteur pose un regard sans complaisance sur ses mésaventures. Il cherche à retrouver le point de départ, l’instant décisif, le fait significatif où les sentiments se forment, les événements se produisent. Ainsi, un simple vol de fruits laisse une brûlure à vie :
« …je devais avoir dix ans… Le Directeur [de l’école] m’a fait asseoir en face de lui… Alors comme ça tu aimes les fruits, hein ?… Pourquoi les voler ? a-t-il poursuivi. Je n’ai rien dit. Si tu veux des fruits, ce n’est pas la peine de les voler : je peux t’en donner… a-t-il dit, les yeux toujours baissés… la honte ressentie par la façon dont il avait choisi de me punir, en m’humiliant, en me faisant sentir que j’étais pauvre, un voleur issu d’un milieu défavorisé… est restée gravée en moi. (p. 79) » Les expériences amoureuses navrantes sont racontées sans fard, dans une nudité qui peut décontenancer le lecteur :
« …je me rappelle bien la sensation de son sein gauche, tout flasque… alors elle m’a dit, Essaie l’autre, les gosses ne l’ont pas encore tout ramolli, et je me suis dit, Seigneur ! . . (p. 21)… et j’ai remarqué que Joan avait des croûtes de fromage entre les orteils, et j’ai accepté de sortir avec elle le vendredi suivant… (p. 22)… je me suis remis à l’ouvrage pour m’entendre dire, tu sais, je suis plutôt large, j’ai eu trois bébés : alors, je me suis dit, Seigneur !… et lorsque je me suis retrouvé à l’intérieur, sans vraiment savoir si elle était aussi large qu’elle le prétendait… elle s’est soudain mise à crier… » (p. 23) Les récits sexuels reviennent régulièrement aiguillonner la mémoire de l’auteur. Le lecteur se prend à sourire en les resituant dans l’Angleterre puritaine des années soixante. Brian Stanley Johnson est aussi un écrivain inventif qui ne manque pas d’humour :
« La défection de Laura… m’a pourtant fait souffrir pendant des années, j’ai revu l’image de son petit visage, la légère inclinaison des épaules quand elle marchait, ces images m’ont hanté des années durant, la manière dont elle avait fait irruption dans sa chambre, la première fois, dans son déshabillé ample et la manière dont elle m’avait littéralement aspiré en elle, dont elle m’avait fait pénétrer, à vif, les tréfonds mystérieux de sa féminité : et autres boursouflures de style. » (p. 132) Entre deux écœurements, un souvenir heureux jaillit avec une force décuplée. Ainsi Mr. Proffitt, le bien nommé, devient le professeur merveilleux qui éveille les consciences des élèves relégués par le système éducatif anglais : «
…grâce à une pédagogie hors du commun, grâce à sa seule personnalité. Ma classe de première année éprouvait pour lui un respect absolu ». Une parole de réconfort glissée par un quasi inconnu, le don d’une orange fait par le capitaine du chalutier rendent une grandeur inespérée à l’humanité vacillante. Le monologue de l’auteur agit comme une thérapie, en symbiose avec le voyage en mer. D’ailleurs la couverture du livre montre une vague, à la manière d’Hokusaï, remplie de bouts de phrases. Les souvenirs dégorgent comme les poissons du chalut. Les aiglefins sont éviscérés ; les entrailles du plaisancier se tordent et se vident. Ses pensées se dévident. Le lecteur déchiffre une conscience en mouvement avec ses hésitations, ses ressassements, ses phrases en suspens. La forme romanesque nourrie par la propre vie de l’écrivain n’exclut pas la vérité en se complaisant dans la fiction. La poésie affleure parfois :
« L’océan est tout et rien à la fois : il est neutre:/ Les hommes s’en remettent au hasard de sa surface:/ Lui attribuent bienveillance et sauvagerie:/ Mais l’océan se contente d’être, simple et puissant. » (p. 50) Le lecteur n’aura pas fait le voyage en compagnie de B.S. Johnson pour rien. Il en sortira lessivé et lavé de l’intérieur.
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