Au début, nous croyons avoir affaire à un western littéraire, virile échauffourée de vachers le pied à l'étrier sous le soleil du Montana... Que nenni ! Tout y est pourtant, la sauvage beauté de l'Ouest mythique, les murmures du vent, les chevaux qui piaffent, les troupeaux de bétail, le silence des hommes... Mais dans ce décor de Far West, c'est un drame qui se trame. Le roman de Savage se situe du côté du thriller psychologique dans lequel la tension croît lentement mais inexorablement et la tragédie avance en un crescendo époustouflant, extrêmement maîtrisé.
Nous sommes au cœur du Montana, en 1924, dans un ranch imposant où les deux frères Burbank, des célibataires endurcis, règnent sur un millier de bœufs et une dizaine de garçons de ferme. George, le cadet surnommé "Gras-double", un peu lourdaud, un peu obtus mais intrinsèquement brave, laisse Phil, l'aîné, archétype du cow-boy misogyne arrogant mais brillant, tenir les rênes de l'exploitation. Les deux frères-contraires gèrent leur bétail et leurs dollars sans souci et en parfaite harmonie. Tout bascule pourtant lorsque George épouse Rose, une jeune veuve, et la fait venir au ranch. Phil la déteste d'emblée et décide d'éliminer l'intruse, coûte que coûte. Il la harcèle, l'humilie, l'accable de son mépris. Devant tant de perfidies George reste impuissant et Rose se met à boire, de plus en plus. Elle sombre, corps et âme. Mais Phil n'a pas gagné pour autant car celui qu'il surnomme "Mademoiselle Chochotte", le fils adolescent de Rose, est un garçon troublant et très intelligent...
Savage façonne ses personnages et ses paysages avec justesse et subtilité. L'Ouest sauvage tient ici une place essentielle, il n'est pas seulement un arrière-plan décoratif. Savage ne se contente pas d'exalter cette terre mythique, il montre comment elle façonne les mœurs, comment elle s'infiltre dans les replis des cœurs et soumet les êtres à sa violence, à sa démesure, à son indomptable sauvagerie. Le roman plante des paysages magnifiques, rudes et âpres qui sont le miroir des sentiments contradictoires qui taraudent les personnages : la bonté de George, la force cachée du fils, la lente chute de Rose et surtout la perversité de Phil. Car au-delà de la fascination que nous éprouvons grâce à la qualité d'écriture et la maîtrise du style de Savage, nous nous sentons souvent mal à l'aise, tant le mal incarné par Phil s'insinue dans chaque page. Puis, petit à petit, page après page, nous comprenons ce que Phil dissimule sous sa carapace de rustre grossier, misogyne, raciste et homophobe... sa propre homosexualité refoulée, tabou majeur dans l'univers masculin des ranchs à une époque voué aux préjugés.
Le pouvoir du chien n'est donc pas seulement un documentaire sur l'Amérique rurale des années 1920, encore que l'auteur n'oublie pas de jeter un regard aussi lucide qu'ironique, voire cynique, sur le monde des éleveurs de cette époque. Son roman, dur, puissant, fascinant, intelligent et brillamment écrit, s'attaque à un sujet rarement abordé à cette époque, celui de l'homosexualité refoulée qui s'exprime sous forme d'homophobie. Un aspect douloureux et solitaire de l'Ouest est saisi dans ces pages.
Pour conclure, voici les premières lignes du roman qui posent d'emblée les personnages, l'environnement, le style et le sujet :
« C'était toujours Phil qui se chargeait de la castration. D'abord, il découpait l'enveloppe externe du scrotum et la jetait de côté ; ensuite, il forçait un testicule vers le bas, puis l'autre, fendait la membrane couleur arc-en-ciel qui les entourait, les arrachait et les lançait dans le feu où rougeoyaient les fers à marquer. Etonnamment, il y avait peu de sang. Au bout de quelques instants, les testicules explosaient comme d'énormes grains de pop-corn. Certains hommes, paraît-il, les mangeaient avec un peu de sel et de poivre. "Amourette", les appelait Phil avec son sourire narquois, et il disait aux jeunes aides du ranch que s'ils s'amusaient avec les filles ils feraient bien d'en manger eux aussi.
George, le frère de Phil, qui, lui, se chargeait d'attacher les bêtes, rougissait d'autant plus de ces conseils qu'ils étaient donnés devant les ouvriers. George était un homme trapu, sans humour, très comme il faut, et Phil aimait bien l'agacer. Quel grand plaisir, pour Phil, d'agacer les gens ! »
le cri du lézard
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