Un excellent tableau des classes sociales dans la Turquie contemporaine, où l'on note, à travers les 3 personnages emblématiques, que la principale caractéristique de ce cadre sociologique est l'absence d'une classe moyenne (de plus en plus brutale depuis les années 80-90), et que la problématique d'envergure est, pour chacun, son rapport à la tradition et (éventuellement) à la modernité occidentale.
Je suis conditionné, dans cette note ainsi que dans ma réflexion sur ce roman depuis une semaine, par l'échange avec Amiread1 qui m'a beaucoup servi et auquel je juge utile de faire référence. Ainsi, je me suis rendu compte que, tout au long de ma lecture, je recherchais inconsciemment une modification, une évolution des 3 personnages, que je pensais avoir trouvée de la façon la plus véridique chez Djemal. Mais je me trompais. Force est d'arriver à la conclusion que ce roman, après une série de péripéties et d'opportunités offertes aux personnages pour "évoluer", a pris le parti de conclure qu'aucune modification n'est possible. Et là est la thèse qui fait la grandeur du roman, même si j'espérait en trouver une autre... En fin de compte, les 3 personnages sont condamnés à rester prisonniers de leur atavisme... et sans doute la Turquie aussi. (Livaneli dixit, et je m'y associe, tout compte fait). Ainsi, Irfan retournera à sa vacuité d'universitaire poltron, médiocre et provincial (smyrniote, pas plus istanbouliote qu'américain ou européen, cf. p. 385-386), juste débarassé de sa patine "sosyetik" dit-on en turc pour indiquer ce verni de haute société hyperoccidentalisée qu'était celui de sa femme; Meryem, après l'ébriété de la robe blanche, s'émeut pour le shalvar retrouvé, pour le gözleme, et se dirige à grands pas vers une vie de famille qui reproduira intégralement celle de son village de l'Est, avec toute la cruauté dont celui-ci est capable; Djemal, ma foi, reste dans l'indétermination qui est la sienne: il n'a effectivement pas surmonté la haine pour sa cousine, ni ses complexes envers les "élites occidentalisées" (v. la montée ultérieure du parti AKP aux dernières élections), il n'a pas dépassé son hyper-nationalisme (si inquiétant dans la Turquie d'aujourd'hui), ni un islam supersticieux "de village"; peu importe s'il retourne "au pays" (en turc "memleket" indique aussi bien le pays-nation que le pays-village), ou s'il vit à Istanbul la vie du déraciné à l'idéologie villageoise ne lui donnant pas les moyens cognitifs de comprendre le monde qui l'entoure.
Je ne suis pas d'accord sur l'idée que Livaneli s'identifierait avec le Professeur; au contraire, j'observe que l'auteur, comme la plupart des authentiques intellectuels turcs, est extrêmement critique à l'égard du creux et de la fausseté du monde de papier glacé de l'élite turque actuelle: certes, Irfan a des moments de lucidité dans son nihilisme, lorsqu'il essaie de le fuir: les pages sur la mythologie païenne des héros de la presse people et celles sur l'élite républicaine n'ayant pas eu une aristocratie à imiter. Je trouve que, si identification il y a, c'est sans aucun doute avec le personnage de l'ambassadeur (d'autant plus que Livaneli a lui aussi le titre d'ambassadeur près l'Unesco), dont le dépit et la détresse finale montrent bien l'importance dans l'économie du roman, même s'il n'intervient que vers la fin. Solitude et réclusion volontaire (dans un paradis de la nature, si possible); dépit et détresse pour l'impossible dépassement de la "folie" du pays: voici véritablement la position des intellectuels turcs d'aujourd'hui...
Quelques autres idées éparses et disjointes:
- sans doute ce qui a contribué à me faire rechercher si longtemps en vain un aboutissement "optimiste" de la trame, c'est le titre. "Mutluluk" c'est-à-dire tout simplement "Bonheur" dans l'original turc, "Délivrance" choisi par l'habile Shirin Melikoff (chapeau bas! pour sa traduction), "Bliss" c'est-à-dire au sens propre "Béatitude" en anglais. Que de titres divers (avec ou sans connotations religieuses) pour un aboutissement qui s'avère être leur exact opposé...!
- ne pas manquer les excellentes références musicales se trouvant ça et là au fil des pages, en particulier l'analyse de la musique "arabesque" placée dans son contexte sociologique; sachant que Livaneli a aussi la "casquette" (pas aussi insolite qu'on pourrait le présumer) de musicien gauchiste;
- je me doutais bien que la référence au projet de recherche universitaire sur les Bogomiles du Professeur (v. p. 239-240 et passim) n'était qu'un clin d'oeil à quelque chose de réel; j'ai eu la chance inouïe de tomber totalement par hasard, dimanche dernier, sur ce "quelque chose" (qui est presque introuvable: un miracle, dirait Meryem): c'est l'essai de Mine G. Kirikkanat (Saulnier) et Jacques Jeulin intitulé L'Autre nom de la rose (ISBN 2-84608-006-2); sachant la proximité d'âge, d'idéaux et de milieu entre Zülfü et Mine G., il est probable qu'il s'agisse même d'un private joke (car enfin, le Professeur n'a pas bonne presse...!)
- qu'il me soit permis de juger que ce roman de Livaneli, du point de vue de la compréhension de la société turque contemporaine (je ne parle que de ce point de vue) est nettement supérieur aux oeuvres (surtout récentes) d'Orhan Pamuk, car moins "cérébral", et sans doute moins "orienté" vers un lectorat non turc.
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