Passé le tir groupé de trois romans soufflants parus chez Gallimard en Série noire (La Pelouze [1995], La Bourde [1996], La Pente [1998]), cela faisait longtemps que je n’avais pas eu le bonjour de Marc-Alfred. Pellerin en Yakoutie, cela va de soi. Il sait de quoi il cause. Il y est allé plusieurs fois en repérage. Cette république de Sibérie de plus de trois millions de kilomètres carrés, montagneuse, couverte à 70 % de forêt, ne dépasse pas le million d’habitants. La nature est omniprésente. L’homme n’y fait pas la loi : « On est arrivé. On pourrait presque sentir peser le ciel ». Cette phrase débute le dernier roman de Marc-Alfred Pellerin, Inokenti et pose bien le décor. Le dépaysement des familles déplacées en Sibérie est au-delà de l’imaginable : « Pas même un aboiement pour faire barrière à l’immensité, rassurer le sommeil ». Déplacés et déportés se côtoient dans une prison sans limite. Inokenti, enfant iakoute, frappé et assommé par la foudre, « ressuscite » à l’infirmerie. Ses protecteurs et précepteurs, le médecin polonais et le Lithuanien fou, meurent. L’enfant s’enfuit seul, dans la toundra, plein sud, avec la faim et le froid aux talons. Les phrases courtes, ramassées, incisives, percutent sans cesse le lecteur qui dévore avidement les œufs, les myrtilles, les champignons à mesure qu’Inokenti avance. Le pouvoir évocateur des mots est lancinant ; il étourdit comme une danse chamanique. M.-A. Pellerin décrit des faits, des gestes et des actes sans s’immiscer à l’intérieur des personnages. Le lecteur subit le déroulement de l’histoire de plein fouet et ne peut anticiper sur ce qui va advenir. Ainsi, les surprises restent de taille, brutes de décoffrage et de décoiffage, brutal lui aussi. La rencontre avec le clan nomade des Hommes sans Gardiens, la fuite panique des rennes sauvages scandent admirablement une errance quasi surhumaine. On ne peut jamais vraiment relâcher l’attention, s’assoupir au détour d’une phrase. La toundra durcie par les premiers givres déchiquette les jambes. Atteindre le pin solitaire et rabougri, sentinelle en avant-garde de la taïga, c’est retrouver la forêt providentielle et une chance de survie. Inokenti, l’enfant innocent, réussit le miracle d’exister dans un monde qui confine à la démence. Les Hommes sans Gardiens sont hantés par les esprits. Korneï, le soldat déserteur affole sont entourage par un esprit vacillant. Le commandant du camp est prêt à toutes les stratégies pour lutter contre une autre intelligence. Inokenti va jouer sa liberté dans un jeu de son invention. Le jeune garçon iakoute de huit ans n’est peut-être presque rien dans la démesure des paysages sibériens mais il porte en lui tous les espoirs informulés et tous les rêves inachevés du monde. « Hommes, les hommes, cette race à la jointure du crime et du pardon… sublime au ras de la ténèbre… » Jacques Audiberti, Poésies, 1934-1943, est cité en exergue du roman.
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