[La Fontaine de la Séparation. Voyages d'un musicien Soufi | Erguner Kudsi]
Le cadre est l'autobiographie d'un musicien turc vivant en France, désormais plutôt connu des amateurs de musique classique ottomane. Mais dès les premières pages, l'on découvre que la musique pour le ney, cette longue flûte de roseau au son si mélancolique, de par ses connotations religieuses soufies, peut être considérée comme l'équivalent de notre musique liturgique. Le contexte où évoluent cet instrument et ses musiciens (et l'on pourrait ajouter une grande production poétique très méconnue), est donc à la fois musical et, indissociablement, religieux-mystique. De ce fait, il a été très lordement réprimé par le gouvernement de la Turquie républicaine et, fait qui m'était inconnu, les répressions ont été les plus lourdes au cours de la vie de cette dernière génération de musiciens soufis réellement élevés dans les tekke qui est la sienne, à savoir des années 60 aux années 80 voire 90; au point que la survie même clandestine de toute cette musique appartenant à une tradition d'un demi millénaire a été en grande partie compromise. Le récis d'Erguner nous fait part d'un acharnement gouvernemental, datant à peine d'hier, tout à fait digne de la Révolution culturelle chinoise...
L'auteur remarque avec amertume qu'il a trouvé davantage de compréhension pour son art et sa tradition culturelle en Occident que dans son pays natal (où nous savons qu'il est la cible à la fois des modernistes et des traditionnalistes intégristes pour ses "compromissions" avec des langages musicaux occidentaux). Pourtant, il est aussi critique de la modernité et de la (pseudo-)laïcité turque que d'une certaine réception "new age" du soufisme de la part d'Occidentaux ignares, sous l'emprise d'une quête de spiritualité bon marché quoique souvent marchande, et de critiques ignorants et adorateurs des mystères.
Certaines considérations plus proprement politiques de l'auteur se prêtent à méditation, tant elles sont éloignées de la vulgate du politiquement correct, comme celle-ci:
"Le refus des produits de la société de consommation occidentale et des changements dans les mentalités qu'elle provoque conduisit à un repli sur soi et à une réaction que l'on appelle aujourd'hui l'intégrisme. C'est un rejet, une résistance de la part de certaines couches sociales devant une civilisation considérée comme destructrice."
Mais l'on aurait tort de lire ce livre en soulignant outre mesure son côté politique, conservateur et philo-religieux (ou fait-il dire, constatant les dégâts d'un modernisme soi-disant laïc?), au détriment de tous les autres aspets d'une autobiographie, ainsi que d'une réflection autour de la musique traditionnelle, du soufisme (y compris sur l'instrument du ney comme métaphore de l'être humain), de la modernité.
En fait cet ouvrage est polyphonique et polysémique, tout comme les Rencontres avec des hommes remarquables, le célèbre livre de Gurdjieff avec lequel les parallèles sont multiples: et là, on a bouclé la boucle, sachant que Kudsi Erguner a commencé sa percée parisienne grâce aux descendants des adeptes de Gurdjieff, justement, et qu'il a collaboré au film de Peter Brook tiré justement de ce même ouvrage... A bon entendeur, salut! Mais surtout très agréable lecture et écoute, car le livre comprend aussi un magnifique CD de musique, à tous!
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