Pour quiconque a étudié ou lu _La Distinction_ (sous-titrée « Critique sociale du jugement ») de Bourdieu, le fond théorique de cet ouvrage est bien connu. La vulgarité est en effet l'expression du rejet ou du mépris du dominant vis-à-vis des goûts, des comportements, du langage, des idées des dominé.es, passant notamment par leur racialisation et leur sexualisation. Là où il y a domination, il y a exclusion par la violence (symbolique), et le concept même de vulgarité, mis à part son étymologie qui renvoie au classisme, ainsi que les objets du jugement auxquels il se réfère, ne peut que paraître arbitraire en-dehors d'une sémantique de la domination. Mais exactement à l'instar du signe linguistique saussurien, dans les objets et les sujets qui tombent sous le couperet du jugement de vulgarité, l'arbitraire s'accompagne du conventionnel, et ce dernier relève d'un contexte culturel (spatial et temporel) spécifique. Pour décliner pleinement les caractéristiques actuelles de ce contexte, la parole est donnée dans cet ouvrage à des autrices auxquelles le procès en vulgarité est intentée quotidiennement de par leur appartenance à des groupes sociaux discriminés. Outre la discrimination sexiste mise en exergue par Valérie Rey-Robert dans l'Introduction et le chap. 1er, s'ajoutent de façon intersectionnelle le racisme et le culturalisme (dénoncés par Jennifer Padjemi et Taous Merakchi), la grossophobie (dénoncée par Marie de Brauer et Daria Marx), l'homophobie et transphobie (dénoncées par Lexie Agresti et Daria Marx). Au fil des pages, néanmoins, on observe comment ces dénonciations contiennent aussi en creux des indications pragmatiques pour que s'opère le retournement des stigmates : comment le vulgaire approprié par les dominé.es (tout comme il est parfois détourné par les dominants – cf. cit. 1) se transforme en une revendication identitaire ou a minima en un moyen de s'interroger sur l'amplitude de sa propre autonomie et légitimité, en un instrument de création artistique – notamment sur la scène musicale (Aya Nakamura comme jadis Madonna) et théâtrale-humoristique (Marie de Brauer), en un étendard de la lutte politique LGBT, par le surgissement de la culture queer.
Un cadre vivant et pluriel prend vie donc dans ce livre des féminités alternatives et militantes explorées actuellement en France depuis les marges.
Table [avec appel des cit.]
Introduction [par Valérie Rey-Robert] :
Une clocharde
Recherche Susan désespérément ?
Bad bitch
Too much, vraiment ?
Sortir de la question de la "bonne" ou de la "mauvaise" féminité
1. La vulgarité, une notion genrée [par Valérie Rey-Robert] :
Définition
De la distinction [cit. 1, 2]
En quoi et pourquoi la vulgarité est-elle un concept genré ? [cit. 3]
L'injure et la colère
Le langage
Contrôle sur le corps et la sexualité [cit. 4]
2. Se libérer de la politique de la respectabilité [par Jennifer Padjemi]
[cit. 5, 6]
3. Le complexe de Cendrillon [par Taous Merakchi]
4. Qui décide ? [par Marie de Brauer]
[cit. 7]
5. Vulgoss [par Lexie Agresti]
Transgenre : adjectif, idée, statut, vulgarité polymorphe [cit. 8]
Femme trans et hypersexualisation comme contrainte à la vulgarité
Transfuge de genre, transfuge de classe : double vulgarité ?
La vulgarité trans comme justification aux violences et au contrôle politique
Émancipation, esthétique queer et vulgarité [cit. 9]
Conclusion
6. Melody [par Daria Marx]
Cit. :
1. « Les classes les plus élevées rejettent les goûts dits populaires en les considérant comme vulgaires ou, au contraire, lorsqu'ils les adoptent, ils le font avec un certain second degré pour bien montrer qu'ils n'en sont pas dupes, comme le montre la journaliste de mode Alice Pfeiffer dans son livre _Le Goût du moche_ : "Pour ma part, étant journaliste de mode, donc identifiée aux yeux du regard critique […], je peux porter des robes jogging ultramoulantes à des dîners mondains ou des créoles XXL avec les mots 'Baby' d'un côté et 'Love' de l'autre. […] Ce double degré du vulgaire conscient est un luxe. Il serait impensable d'arborer de tels codes sans une compréhension parfaite du public pointu visé."
En 2020, la marque Lidl sort une collection de vêtements dont des tongs et des baskets qui sont rapidement sold out et se revendent à prix d'or. Ces vêtements ont beaucoup été achetés par des personnes des classes supérieures (qui, en temps habituel, ne vont pas à Lidl) pour faire preuve d'un certain "second degré cool". Là où auparavant ces vêtements étaient estampillés pauvres, moches et vulgaires, ils devenaient tout à coup, parce qu'achetés par des personnes au fort pouvoir d'achat (et blanches), cool et décalés. » (p. 25)
2. « De manière générale, les personnes qui sont devenues riches rapidement (les footballeurs, les influenceurs, par exemple) se voient facilement reprocher de dépenser "mal" leur argent, et de manière "vulgaire" et ostentatoire. Les personnes issues de classe populaire, a fortiori racisées, seront toujours vues comme "de nouveaux riches" qui n'ont pas les codes pour "bien" dépenser leur salaire. Lorsque le footballeur Frank Ribery se filme en train de consommer une entrecôte recouverte d'or coûtant plusieurs centaines d'euros à Dubaï, il est insulté et moqué sur les réseaux sociaux. On lui rappelle, encore une fois, qu'il ne maîtrise pas ce que d'autres ont défini comme "le bon goût", la "bonne" manière de dépenser son argent. En clair, sa façon de dépenser et de consommer de la nourriture est vue comme vulgaire et ostentatoire, sans que les classes sociales concernées se demandent si leurs propres manières de consommer ne le sont pas également. » (p. 29)
3. « On peut également citer les tatouages. Ils se sont largement démocratisés et de plus en plus de personnes en portent. Pour autant, des différences de perception perdurent. Les femmes très tatouées sont souvent suspectées d'aimer le sexe 'hard', voire le SM, et subissent dans la rue attouchements et remarques sexistes. Comme si le fait d'avoir été capables d'endurer la douleur d'un tatouage les rendait aptes à aimer être maltraitées sexuellement. Un homme très tatoué ne sera pas forcément bien considéré, mais il ne sera pas jugé pour autant comme "vulgaire" ou "disponible sexuellement". La perception selon laquelle les femmes tatouées sont parfois jugées comme plus vulgaires ou provocantes que les hommes tatoués peut découler de plusieurs facteurs socioculturels et stéréotypes de genre. » (p. 33)
4. « Dans le contexte de la vulgarité, l'objectivation et la sexualisation [des corps féminins] peuvent jouer un rôle important dans la perception des femmes comme étant plus susceptibles d'être vulgaires que les hommes. Elles sont souvent représentées de manière sexualisée dans les médias, la publicité et la culture populaire, ce qui conduit à une perception de leur comportement, de leur langage ou de leur apparence à travers le prisme de la sexualité. Par exemple, si une femme s'habille de manière provocante ou utilise un langage ouvert sur le plan sexuel, elle peut être jugée comme étant vulgaire en raison de la perception qu'elle se conforme à des stéréotypes de genre sexualisés. Tout comportement jugé comme étant "trop" ouvertement sexuel peut être considéré comme vulgaire.
On voit alors apparaître des initiatives comme DignifAI (association de l'anglais "dignify", "rendre digne", et de l'acronyme d'"artificial intelligence"), une application masculiniste récemment lancée, qui fait une promesse : "Avec le pouvoir de l'intelligence artificielle, nous habillerons les 'instahots' (filles dénudées sur Instagram), nous les purifierons de leurs tatouages, nous les libérerons de leurs piercings, nous allongerons leurs jupes." » (pp. 46-47)
5. « Beaucoup de femmes noires qui ont grandi en France, comme moi, ont très vite intégré le fait d'être constamment notées sur une échelle de désirabilité, de reconnaissance, de valeur, de respectabilité, selon son apparence et sa façon de se comporter.
Ce terme de "respectabilité" résume à lui tout seul l'idée que la légitimité de notre présence physique et morale peut être remise en question en fonction du degré de "respect" que l'on nous accorde, selon l'image que l'on renvoie. Il s'oppose à la vulgarité dans sa capacité à trouver (ou feindre) une forme d'équilibre permettant de ne pas choquer les regards polissants. De vulgaire à respectable, il semble n'y avoir qu'un pas, mais en réalité c'est un jeu perdu d'avance pour certaines personnes, puisqu'elles auront beau tout faire bien, elles ne gagneront jamais cette place.
Cela en dit long sur l'obligation qui a souvent été la nôtre de nous restreindre pour nous faire accepter.
Ce respect n'a rien à voir avec la politesse ou le degré de sympathie qu'il est normal d'embrasser dans des cadres sociaux, mais plutôt avec le fait de définir si nous sommes suffisamment dignes d'être françaises ou non, basé sur les critères d'élocution, d'études, de métier, de centres d'intérêts, de fréquentations, de lieu d'habitation, de mixité avec un.e partenaire blanc.he, d'hétéronormativité, de manière de s'habiller, de type de cheveux... De tout un parterre de codes qui camoufleraient une altérité. » (p. 59)
6. « L'algorithme redéfinit également les codes, à l'aide de règles qui pourront censurer une photo qui ne les respecterait pas, les critères étant aléatoires et décidés par les GAFAM.
Par exemple, des tétons seront jugés comme pornographiques sur une photo qui ne l'est pas, mais une photo pornographique pourra être conservée si les tétons ne sont pas montrés. La corpulence pourra également jouer. Un corps gros sort arbitrairement de la respectabilité : la grosseur n'est plus la norme, car elle est considérée par la société comme une perte de contrôle, une immoralité faite à ce que le corps est censé représenter esthétiquement.
Enfin, les commentaires d'anonymes modifient également la portée d'une appréciation globale du public, le sens majoritaire devenant la ligne de conduite à suivre.
Le problème aujourd'hui est la difficulté de différencier la politique de respectabilité imposée dans des sociétés occidentales au fait d'avoir des goûts personnels. Combien de femmes noires ont été insultées de "bounty" sous prétexte qu'elles auraient des goûts "de blancs" ? Qu'est-ce que cela veur dire réellement ?
Elles sont condamnées et n'ont que peu d'options : soit elles sont jugées comme vulgaires, soit elles "trahissent" leurs communautés. La blanchité fait croire qu'elle a inventé l'élégance ou l'éloquence. Et peut donner l'illusion d'imposer des critères esthétiques qui lui appartiennent, ou des activités qui ne seraient propres qu'à un groupe dominant. Dans cette course à l'homogénéisation, il peut être plus difficile pour les femmes noires d'être perçues comme autonomes dans leur manière de se présenter au monde. » (p. 64)
7. « Mon entrée en scène parle de mes gros seins – comme au début de ce texte – et, au bout de trois minutes, je me claque le cul sur scène. Je raconte mes maladresses dans la séduction, notamment cette anecdote : un homme me plaît, je le lui dis, il me répond qu'il imagine plutôt une relation amicale entre nous. Ce à quoi j'ai répondu : "OK pour être pote, il faudra juste pas que j'aie envie de te sucer le zob." Et sur scène, je répète ces mots "sucer le zob" six, sept, huit fois... Je donne des variantes : "pomper le dard", "gober le chibre"... Bon là, à l'écrit, c'est pas si marrant. Mais ce sketch fait rire. La vulgarité mélangée à la ringardise de ces expressions, c'est ça qui est drôle. La vulgarité est au cœur de mon humour.
L'humour est un art, la vulgarité est travaillée. Les détenteurs de la culture légitime, du "bon art", l'art respectable, brandiront la carte "sous-culture". Si vous voulez. Moi, je m'en fous d'être considérée comme une artiste, le statut d'artisane de la blague me convient. Gustave Courbet qui peint _L'Origine du monde_, Marie de Brauer qui parle de sa chatte... Bon, je m'égare légèrement.
Mon corps est vulgaire. Mes blagues sont vulgaires. Et, dans les sous-sols de bars parisiens ou dans de belles salles de théâtre, 10 à 900 personnes rient et applaudissent cette grosse dame qui parle de bite. C'est presque aberrant comme situation. C'est comme si j'avais embrassé la vulgarité que mon corps m'impose.
Est-ce que je serais drôle si j'étais mince ? Je pense, oui. Mais un peu moins. C'est un stéréotype grossophobe d'ailleurs, de penser que toute personne grosse est drôle. Après des années à traîner avec des gros.ses, je peux vous le dire : non, toutes les personnes grosses ne sont pas drôles. Il y en a des chiantes comme la pluie. Mais moi, oui, je suis drôle. Et c'est un peu lié à mon apparence. » (pp. 98-99)
8. « Une mauvaise perruque, un maquillage mal fait et un peu lourd sur le visage, un tailleur léopard criard, des manières trop affectées et qui contrastent de façon burlesque avec des traits considérés comme masculins d'autant plus visibles : pomme d'Adam, voix, épaules larges, grandes mains et grands pieds... Katia est vulgaire et ne s'en rend pas compte. Pire, elle croit faire illusion. Elle croit avoir un 'passing' (c'est-à-dire une apparence, des codes sociaux qui la feront automatiquement être perçue comme une femme cisgenre dans le regard d'autrui), et c'est l'absence évidente de celui-ci qui participe aussi à un effet de vulgarité et de ridicule.
C'est ici qu'on touche du doigt à la racine du mal qui continue d'associer transidentité, principalement féminité trans, au vulgaire. Et qui ricoche sur tout ce que nous sommes, et faisons : nos loisirs, nos gestes, nos idées, nos choix de mots aussi deviennent vulgaires parce qu'ils sont trans, car venant d'une personne trans. Comme si la transidentité, inséparable d'une vulgarité polymorphe, devenait un statut, une classe, une esthétique, une idéologie. Et comme si une personne trans était aujourd'hui condamnée à n'exister que dans sa transidentité et, à ce titre, condamnée à n'être d'abord que vulgaire. Un adjectif qui dévoile notre façon de déterminer socialement les possibilités des minorités sociales et l'intersection de la misogynie, de l'homophobie et du classisme. » (p. 112)
9. « Sexualité et vulgarité étant constamment liées, on comprend l'importance par ces modèles [queer] d'une volonté de libération par la provocation. La provocation, souvent elle aussi considérée comme un déploiement vulgaire et malséant, est devenue une manifestation radicale d'identité et d'autonomie dans nos différences, dans nos corps monstrueux, toujours trop sexuels, pas assez féminins, ou toujours trop. La provocation est devenue, à travers ces modèles et l'histoire politique des mouvements LGBTQIA+, un trait culturel queer, et a été cultivée comme un élément d'esthétique queer et trans. Il est difficile de définir de façon uniforme cette idée d'"esthétique queer" […] mais des traits esthétiques largement partagés dans nos communautés sont devenus identifiables. Tatouages, omniprésence du message politique, cheveux colorés, inversion des codes vestimentaires et comportementaux de genre, chevauchement avec les codes culturels punks et gothiques... cette esthétique s'est même imposée dans le langage des militants masculinistes et réactionnaires pour désigner les personnes queers et féministes avec mépris, notamment l'image de la fille au piercing septum, aux aisselles poilues ou aux cheveux bleus. Cette esthétique est une célébration de tout ce que la bourgeoisie et le patriarcat jugent comme vulgaire. C'est une célébration de l'antipatriarcat. Elle porte l'invention créative de nouvelles possibilités de genre, d'identité, de faire famille et de relationner. » (pp. 131-132)
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