« […] Nous nous trouvons donc confondus par l'abondance des preuves en apparence contradictoires des différences qui existeraient entre les sexes. On est ainsi amené à se demander si les différences en question sont importantes : Y a-t-il des différences réelles outre les évidences d'ordre anatomique et physique – d'autres différences à base tout aussi biologique – et qui se trouveraient masquées par les croyances particulières de chaque société mais qui n'en seraient pas moins irréductibles ? Ces différences affectent-elles le comportement global de tout homme et de toute femme ? […] Ces différences sont-elles réelles, et devons-nous en tenir compte ?
Parce que l'humanité a toujours, dans toutes les sociétés, édifié une vaste superstructure de distinctions sociales entre les sexes – distinctions auxquelles leurs modalités contradictoires interdisent manifestement une validité universelle – faut-il donc nécessairement qu'existent de telles structures ? Nous nous trouvons là devant deux questions distinctes : s'agit-il d'un impératif dont nous n'osons pas faire fi parce qu'il est si profondément enraciné dans notre nature de mammifères que sa transgression causerait une maladie individuelle et sociale ? Ou d'un impératif moins profondément enraciné, mais qui s'avère socialement si commode et si bien rodé qu'il serait inutilement coûteux d'y renoncer – d'écarter par exemple un impératif indiquant qu'il est plus facile d'avoir des enfants et de les élever en stylisant de façon bien distincte le comportement des deux sexes, en leur apprenant à marcher, à s'habiller et à agir de manière dissemblable, et à se spécialiser dans des genres de travaux différents ? Il reste enfin une troisième possibilité : les différences entre les sexes ne sont-elles pas extrêmement précieuses, ne constituent-elles pas l'une des ressources de la nature humaine dont toutes les sociétés ont su profiter mais qu'aucune d'entre elles n'a encore commencé à exploiter à fond ? » (pp. 14-15)
Voilà posée en 1948 aux États-Unis la question de la différence entre le genres. Comme on le voit, la question du sexisme et du type de société (patriarcale ou matriarcale) est totalement absente. Vingt ans après le très controversé _Mœurs et sexualité en Océanie_, Margaret Mead livre ici une réponse anthropologique très ambitieuse, en affirmant que cette différence est attestée dans « toutes les civilisations connues », en insistant néanmoins sur la variété de ses déclinaisons et donc sur la primauté du culturel sur le biologique. J'ignore si le mouvement féministe américain de l'époque, auquel elle prit part de façon active notamment en vertu de sa bisexualité assez affichée, dénonçait déjà les implications de cette différence en termes d'inégalités, et s'il contestait déjà la binarité et l'assignation de l'identité de genre. Je ne peux donc juger, en l'absence d'une préface critique, la portée révolutionnaire et polémique de ses affirmations. Ce qui semble évident, c'est que l'anthropologue donne tout le poids possible au regard décentré et comparatif par rapport à sa propre société : son corpus principal est formé par ses observations de sept « peuplades des mers du Sud » – les Samoans, les Manus des îles de l'Amirauté, les Arapesh des montagnes arides de Nouvelle-Guinée, les Mundugumor chasseurs de têtes de la brousse de la même contrée, les Tchambuli rares habitants d'un lac de Nouvelle-Guinée, les Iatmul qui sont aussi peu nombreux et enfin les Balinais – ; cependant, une très vaste partie terminale est composée, par contraste ou en antithèse, de son analyse des « Deux Sexes dans l'Amérique d'aujourd'hui », partie qui n'a pas attiré mon intérêt. Le but de cet étrange plan ne peut être sans doute que de récuser les éventuelles accusations d'avoir opéré une projection personnelle sur les sujets d'étude. Ce risque est-il entièrement évité ? À en juger par le procédé de l'exposé, je n'en suis pas sûr : des loi générales, parfois s'appuyant sur la psychanalyse sont énoncées – l'identité sexuelle liée à la résolution du conflit œdipien, la primauté de l'enfantement dans la féminité, la corrélation entre le rôle nourricier de l'homme et l'accession à l'humanité, etc. - qui peuvent sembler dépassées voire contestables aujourd'hui. Par contre, une approche qui m'a paru très moderne, c'est d'avoir établi l'ancrage de la différence de genre sur « les Choses du corps », et en particulier sur l'oralité du bébé qui est allaité (la bouche et le sein). Tout aussi intéressant et moderne, c'est d'avoir posé que les différences de genre liées à la reproduction, à la parentalité – y compris la « puissance virile » vs la « réceptivité féminine », notions sans doute assez problématiques aujourd'hui – relèvent de l'organisation sociale et non du biologique, exactement à l'instar de la division genrée du travail et des rythmes de celui-ci par rapport au loisir.
Cette construction des problématiques, d'abord générales, puis appuyées en guise de preuve par un corpus qui ne cherche pas à minorer la variété des déclinaisons, gagnerait assurément à davantage d'étendue géographique, plutôt que par un simple contraste avec les États-Unis de après-guerre... On dirait une preuve par l'absurde : comme si Mead avait voulu signifier implicitement que si ses dires étaient valables pour des cas tellement « aux antipodes » l'un de l'autre, l'universalité serait garantie. Un lecteur malveillant dirait au contraire que cette approche contrastive entre le très proche (le soi-même) et l'autre absolu conduit au plus près du danger de la projection... Je suis perplexe devant le jugement que cet essai serait « l'ouvrage le plus important de la célèbre ethnologue américaine » : je pense que les monographies sont assurément plus pertinentes dans cette discipline et sur ces sujets.
Cit. :
1. « Ce très rapide aperçu de la manière dont les hommes de civilisations différentes communiquent à leur progéniture certaines de leurs attitudes traditionnelles devrait suffire à montrer l'infinie complication du processus par lequel les enfants se font une idée du rôle sexuel de l'adulte, contraints qu'ils sont de subir durant tant d'années des pressions si soigneusement élaborées. Le corps de l'enfant avec ses orifices se prête à des stimulations, des interdits et des indications sans fin. […] On peut le considérer comme partie intégrante de la mère, comme une personne distincte, comme une personne incomplète, comme un scarabée ou comme un dieu. […] Tout jeune enfant, d'après la manière dont les adultes des deux sexes le manipulent, se fait une idée de son propre corps et de celui du sexe opposé qui, pour finir, devient partie intégrante de ses possibilités et de son rôle sexuel. » (p. 73)
2. « Ainsi donc les trois thèmes, complémentarité, réciprocité et symétrie [entre les genres] se retrouvent tout au long du processus d'apprentissage, s'interprétant, s'influençant jusqu'à ce qu'un aspect de la complémentarité prenne tant de relief qu'il devient une forme de comportement symétrique, la différence de l'âge fournissant la seule asymétrie […] parce qu'une place considérable est accordée à la réceptivité et à l'impressionnabilité.
Ou bien l'aspect autoritaire et envahissant des relations de l'allaitement peut prédominer aussi bien chez la mère que chez l'enfant, les deux sexes ayant tendance à s'imposer et à exiger. C'est par le corps lui-même que le corps apprend à se comporter. » (p. 76)
3. « Après avoir suivi ces quatre variations sur le thème de l'initiation, examinons maintenant sur quoi repose ce culte : nos idées d'Occidentaux sur les relations entre les sexes y trouveront un puissant contrepoint. Dans notre manière de concevoir l'existence, la femme, formée d'une côte de l'homme, peut tout au plus s'efforcer d'imiter les pouvoirs et la vocation supérieurs de celui-ci sans prétendre y réussir. Or le thème fondamental du culte initiatique c'est que la femme, en vertu de son pouvoir de faire des enfants, détient les secrets de la vie. Le rôle de l'homme est incertain, mal défini et peut-être inutile. Il a découvert, à grand-peine, une méthode pour compenser son infériorité fondamentale. Équipés de différents instruments mystérieux et bruyants […], ils peuvent enlever les enfants mâles aux femmes, les considérer comme incomplets pour pouvoir en faire eux-mêmes des hommes. Les femmes, il est vrai, font des êtres humains mais seuls les hommes peuvent faire des hommes. Plus ou moins ouvertement ces rites sont des imitations de la naissance. » (p. 99)
4. « De la solution du conflit œdipien dépend en grande partie la manière dont un garçon ou une fille accepte d'appartenir à son sexe. Mais il ne suffit pas qu'un enfant décide simplement et sans réserve d'être de son sexe, d'être homme ou femme du point de vue anatomique, doué d'une certaine vocation reproductrice en ce monde. L'enfant qui grandit affronte cet autre problème encore : "Suis-je assez masculin ? Suis-je assez féminine ?" On flétrit autour de lui des hommes trop féminins, des femmes trop masculines, tandis que d'autres sont admirés comme de vrais hommes et de vraies femmes. Certaines occupations sont cataloguées plus ou moins masculines pour un homme ou, s'il s'agit d'une femme, susceptibles de porter atteinte à sa féminité. On attribue à un sexe plutôt qu'à un autre une certaine forme de docilité, de raffinement, de sensibilité, de cran, de stoïcisme, d'endurance. Son univers ne lui propose pas un modèle unique mais une foule de modèles ; il se compare à eux, se juge, se sent fier et sûr de lui, ou au contraire inquiet, inférieur et incertain, ou encore au bord du désespoir et prêt à abandonner tout effort de développement.
[…]
On constate ainsi que, dans la plupart des groupes, quelle que soit leur importance, très peu d'individus tiennent à jouer le rôle du sexe opposé, qu'il s'agisse de travail, de vêtement ou de rapports sexuels. Le travestissement complet semble lié au fait qu'une civilisation en reconnaît ou non la possibilité. » (pp. 121-122)
5. « Alors que, dans les sociétés où toutes les femmes se marient, la femme est pratiquement assurée de voir se lever tous les doutes semés en elle au cours de sa longue enfance [grâce à l'enfantement], l'homme, par contre, a besoin de réaffirmer, de remettre à l'épreuve, de redéfinir sans cesse sa virilité. Dans toute société connue, se manifeste chez les hommes le besoin d'accomplir. Ils peuvent faire la cuisine, tisser, habiller des poupées ou chasser l'oiseau du paradis, si ces activités leur sont réservées, et alors toute la société, femmes et hommes, les considère comme importantes. Il en est autrement si elles sont effectuées par des femmes. Dans un grand nombre de sociétés, la certitude du rôle sexuel des hommes est liée à leur droit, ou à leur aptitude à pratiquer quelque forme d'activité interdite aux femmes. En fait, la virilité est soulignée par l'interdiction aux femmes de tel domaine ou de telle ou telle prouesse. […] Rien ne prouve que les hommes aient besoin de surclasser les femmes dans un domaine particulier ; mais ils ont besoin de réalisations pour se rassurer et c'est pourquoi ces réalisations sont souvent présentées indirectement non comme un domaine où les hommes excellent, mais comme un domaine inaccessible aux femmes. » (p. 148)
6. « À l'aube de l'histoire humaine, une invention sociale amena les hommes à assurer la subsistance des femmes et des enfants. Il n'y a aucune raison de croire que les mâles nourriciers aient eu la notion de la paternité physique, mais il est bien possible que la nourriture apportée par l'homme ait été une sorte de récompense accordée à une femelle qui n'était pas trop inconsistante dans ses faveurs. Dans toute société, l'enfant mâle apprend que, quand il sera grand, il lui faudra, pour être un membre à part entière de la société, nourrir une femme et des enfants. Même dans les sociétés les plus simples, un petit nombre d'hommes se dérobent à cette responsabilité, deviennent des vagabonds, des propres à rien ou des misanthropes vivant seuls dans les bois. Dans les sociétés complexes, un grand nombre d'hommes peuvent fuir la responsabilité de nourrir femmes et enfants en entrant dans des monastères – où ils assurent mutuellement leur subsistance – ou en embrassant une profession qui leur conférera le droit d'être nourris : armée, marine, ordres bouddhistes de Birmanie. Malgré ces exceptions, toutes les sociétés connues reposent solidement sur ce comportement nourricier de l'homme qui est un acquis.
[…]
La répartition du travail peut se faire de mille façons : les hommes peuvent avoir beaucoup de loisirs dans telle société, les femmes dans telle autre […] ; mais le noyau demeure. […] Rien ne prouve que l'homme qui ne serait pas façonné par l'éducation sociale, l'homme animal agirait de la sorte. » (pp. 175-176)
7. « Bref, c'est dans l'enfance que les hommes doivent apprendre à vouloir engendrer, aimer et nourrir des enfants, maintenir une société où ils ne sont pas seulement défendus contre l'ennemi, mais où leurs besoins sont satisfaits. Les femmes, de leur côté, doivent apprendre à ne vouloir des enfants que dans les conditions prescrites par la société. Le petit garçon regarde son corps et celui des autres hommes de tout âge et découvre qu'il a le pouvoir d'explorer, de dissocier, de réunir, de construire, de pénétrer les mystères du monde, de se battre, d'aimer. La petite fille regarde son corps et celui des autres femmes de tout âge et comprend qu'elle va pouvoir créer, porter dans ses bras, allaiter, soigner un enfant. Pour échapper à la simple logique des "seins qui donneront du lait", il faut qu'interviennent des formes très élaborées de conditionnement social et culturel. Des filles peuvent être formées dans un milieu où chacune d'entre elles voudrait être garçon et s'irrite d'être fille, où être femme et avoir un enfant équivaut à voir son corps occupé, déformé et abîmé. Les filles peuvent certainement apprendre à ne pas vouloir d'enfants mais c'est toujours, semble-t-il, sous l'influence de la société. » (pp. 211-212)
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