Cette longue monographie extrêmement détaillée a pour objet le « ghotul », ou « maison des jeunes », chez le peuple des Muria, installé dans l’État de Bastar en Inde. Il s'agit à la fois d'un bâtiment architectural et d'une institution, en vigueur par ailleurs chez plusieurs autres populations tribales de l'Inde mais également, avec certaines variantes, d'Afrique. Dès que les enfants des deux sexes parviennent à l'âge de se rendre compte de l'intimité de leurs parents, ils sont éloignés par ceux-ci dans un « dortoir », dans lequel il vont faire un apprentissage de la sociabilité et ensuite de la sexualité entre eux, jusqu'à leur mariage, qui est très souvent arrangé précocement par les mêmes parents. Le corollaire de cette institution est une tripartition nette et physiquement séparée entre l'enfance, la jeunesse pré-matrimoniale, et la vie adulte en couple puis avec leur progéniture. Le ghotul des Muria est fondé sur la mixité, avec un degré plus ou moins fort de « communisme sexuel » selon les cas, ainsi que sur une grande égalité de sexe entre les participants, malgré une organisation hiérarchique basée sur l'attribution de titres et la répartition genrée des tâches. Une grande liberté sexuelle y règne, qui le distingue de la situation post-nuptiale, dans laquelle la fidélité et une grande stabilité des couples sont la règle. Si le ghotul est un lieu idyllique d'égalité, d'épanouissement, de gaieté – danses, chants, convivialité, alcool et tabac – il n'est toutefois pas exempt d'impératifs moraux, y compris dans le champ sexuel : tabous relatifs à certaines parentés, interdiction d'avoir des relations avec le/la fiancé.e, et surtout stigmatisation de la grossesse... Et il est aussi mystérieux qu'extraordinaire, dans ces conditions, que la circonstance de tomber enceinte soit si exceptionnelle, et lorsqu'elle se produit, qu'elle semble être le choix délibéré de la jeune fille qui, au-delà de l'option de l'avortement, semble le faire afin de déjouer ses fiançailles établies par des parents qui privilégient presque systématiquement l'endogamie entre cousins germains. Les Muria ont la croyance que la conception requiert la concentration de la semence d'un unique partenaire, alors que leur multiplicité serait... contraceptive ! S'agirait-il plutôt de l'exercice précoce et très développé d'une sexualité y compris prépubertaire ? Cependant, il est tout aussi surprenant que, une fois le mariage consommé avec un.e partenaire dont l'on n'a plus de fortes attentes en termes de satisfaction sexuelle, la fécondité est bien avérée : comme si un certain contrôle mental de la part de la femme avait une réelle influence sur celle-ci.
Hormis ces mystères sur la reproduction, très clairement l'auteur affiche un enthousiasme immense pour une forme d'organisation sociale de la sexualité qui contrastait si fortement avec la sienne propre, de Britannique menant ses recherches dans les années 1930-40. Le non-dit de la recherche est bien d'ordre psychanalytique-marxien : si les frustrations sexuelles des Occidentaux de l'époque provoquent des névroses autant individuelles que collectives et in fine des trouble politiques majeurs, comme le totalitarisme, comme le dénonçait entre autres Wilhelm Reich dans ces mêmes années, un système garantissant une sexualité épanouie, comme le ghotul des Muria, à l'inverse, produit une société apaisée, hautement morale, libérée de la violence et de la jalousie. Il n'est pas étonnant que cet ouvrage ait été une sorte d’étendard durant Mai 68 !
Aujourd'hui cet enthousiasme n'est peut-être plus de mise, car les tentatives d'égalité entre les genres sont sûrement plus exigeantes que chez les Muria, qui restent une société patriarcale assez asymétrique, et d'autre part la tolérance à l'égard de l'homosexualité et les autres formes de sexualité minoritaires est devenue considérablement supérieure à celle dont faisait preuve l'auteur. De plus, il serait intéressant de connaître la survivance du ghotul (et des Muria eux-mêmes...) presque un siècle après cette enquête, face à la modernité, aux migrations et plus récemment à l'hindouisation de l'Inde.
Cit. :
1. « Voici d'abord le récit de Bhudwa, le Dihuri (prêtre) de Kordagi (État du Keonjhar) :
"Quand j'eus environ dix ans, je m'en fus dormir dans le mandagarh. Mon père me fit un tambour châng auquel je rendis un culte. Le soir, quand nous avions fini de danser, nous allions à la maison des filles et elles nous massaient les bras et les jambes. Aux fêtes, les filles nous cuisaient la nourriture et nous l'apportaient au darbar ; les bhendia recueillaient une petite somme d'argent qu'ils donnaient aux filles. Chacun de nous donnait à sa propre dhângri un peigne, une bague et un collier. J'avais deux filles avec lesquelles j'échangeais des présents. Quand nous allions danser dans d'autres villages […] nous emportions du riz sec et des ornements pour les filles du lieu. Sur le chemin du retour, les filles nous arrêtaient, chantaient des chansons, et nous faisions des amitiés de fleurs. J'étais très timide au début, mais quand, au cours de la seconde année, les filles vinrent avec des présents danser dans notre village, je dormis avec deux d'entre elles." » (pp. 107-108)
2. « Une vieille femme âgée d'environ soixante-dix ans, Koili, du village de Berma, m'a fait part d'intéressantes réminiscences de sa vie au ghotul.
"Pendant les six mois qui suivirent mon entrée au ghotul, avant que je n'aie un titre, je couchais avec les petits garçons. Quand je fus nommée Nirosa, j'étais trop pauvre pour donner le repas habituel de riz desséché et d'alcool, mais les chelik [les garçons du ghotul] firent une collecte d'argent pour moi, et ils eurent pour une roupie d'alcool, si bien que je n'eus pas honte. Cette nuit-là, tous étaient complètement ivres, et j'eus pour la première fois des rapports avec le Kotwar qui couchait avec moi. Le lendemain, le Kotwar ordonna que dorénavant je devais coucher tous les jours avec le Sirdar. Le Sirdar m'était apparenté, bien que de loin, comme oncle des parents, et je ne l'aimais pas du tout, mais je devais faire ce que disait le Kotwar. Nous étions très timides l'un et l'autre, nous ne nous parlions jamais, et nous dormions dos à dos en nous tournant la tête. Il se passa un long temps avant que nous ayons des rapports, mais il y eut un mariage dans le village, et tout le monde s'enivra et s'excita ; alors, cette nuit-là, nous allâmes l'un vers l'autre. Notre timidité ensuite disparut et nous eûmes des rapports toutes les nuits.
Bientôt après eut lieu la cérémonie de mes fiançailles. Parmi ceux qui vinrent à cette occasion se trouvait le Kapatdar du ghotul de Veleknar. Le Sirdar était parti ailleurs, et cette nuit-là le Kapatdar coucha avec moi. […]
Quand je me mariai les motiari [les filles du ghotul] m'amenèrent dans l'enclos du ghotul et me donnèrent de l'alcool à boire. Je fis le salut johar à tous les chelik et à toutes les motiari, et je n'entrai plus jamais au ghotul.
Après trois années de mariage je donnai le jour à un enfant mâle, mais avec de grandes difficultés : en effet, le Sirdar qui m'aimait beaucoup après toutes les années que nous avions passées ensemble au ghotul, et qui m'avait demandé de m'enfuir avec lui, fut fâché de mon mariage avec un autre et il fit agir la magie pour me déranger. Quand je fus guérie, le Sirdar rendit mon mari malade à ma place, mais le Siraha le guérit." » (p. 156)
3. « […] Tout garçon et toute fille qui deviennent définitivement membres du dortoir reçoivent un titre.
La signification de ces titres est importante. Tant qu'ils ne les ont pas reçus, les enfants n'ont pas de position ; ils ne peuvent pas avoir de "compagnon (ou compagne) de ghotul" ; ils sont les domestiques et les souffre-douleur des autres. Mais, une fois nommés, ils entrent sur un pied de complète égalité dans la société du ghotul. Ils oublient presque dès lors leur […] nom du foyer : celui-ci ne doit jamais être prononcé au ghotul, même par les autres enfants, et à vrai dire il n'est plus jamais guère en usage, excepté à la maison, avec les parents et les proches, ou pour quelque raison officielle.
Un nom ordinaire est souvent laid et peu attirant, tandis que le titre du ghotul provoque les associations les plus tendres et les plus heureuses avec sa charge de souvenirs romanesques. Pour cette raison, il n'est jamais en usage chez les parents qui doivent feindre de ne pas le connaître. […] Après le mariage, un homme continue à user de son titre […] ; mais une femme ne doit jamais permettre à personne de s'adresser à elle par un nom qui rappelle les souvenirs si nombreux des jours libres de sa jeunesse – à noter qu'un ancien amant peut, rarement, en user pour cette raison même. Elle ne doit pas appeler son mari par son ancien titre, ni faire en sa présence allusion aux siens d'aucune manière. Mais on m'a dit que, lorsque de vieilles femmes qui furent autrefois membres du même ghotul se retrouvent réunies, elles s'interpellent l'une l'autre par leurs noms de ghotul "pour se remémorer leur bonheur". » (pp. 173-174)
4. « Le ghotul est, au sens littéral du mot, un véritable établissement de nuit : c'est le soir seulement qu'il y a "du bruit dans le ventre de l'éléphant". Le jour, en dehors des fêtes, il est désert. La vie réelle du ghotul se passe à la lueur du foyer.
[…]
Dans l'après-midi, des motiari viennent balayer, nettoyer et passer à la bouse de vache les bâtiments et la cour. […] Au coucher du soleil, il vient souvent quelqu'un dresser et allumer le feu. […] À n'importe quelle heure après le souper […], les chelik commencent à arriver. Ils viennent un par un, portant leurs nattes de couchage et peut-être leurs tambours. Les petits garçons apportent leur "tribut" quotidien de bois, se font "pointer" en le montrant à l'officiel responsable et le jettent dans un coin. Les aînés se rassemblent autour du feu. […] Le Kotwar inspecte les bâtiments pour voir si les filles ont convenablement fait leur ouvrage. Le Sirdar entre fatigué et appelle un jeune pour lui masser les jambes. Peu à peu, tous les garçons se trouvent réunis.
[…]
Et à la fin, les jeunes filles entrent, en coup de vent, toutes ensemble, et se rassemblent autour du feu. Au bout d'un certain temps, elles se dispersent : les unes s'assoient avec les garçons, d'autres chantent dans un coin, d'autres s'allongent à terre. Il y a presque toujours des garçons et des filles qu'une longe journée de travail à la maison a fatigués : ceux-là s'allongent sans tarder dans un coin, ou bien dans l'une des petites cases. […]
Les autres passent le temps dans un accord agréable et parfait. Tantôt l'on danse pendant une heure ou deux ; les petits enfants se livrent à des jeux fougueux. Tantôt on s'assoit en rond auprès du feu et l'on bavarde. Par temps chaud, dans les nuits où brille la lune, on peut les voir tous se disperser aux alentours de l'habitation. Ils chantent souvent couchés, deux à deux, chelik et motiari, ou bien par petits groupes. » (pp. 200-201)
5. « Dans tous les ghotul, garçons et filles passent leur vie ensemble, et leur capacité d'excitation éréthique s'en trouve naturellement émoussée. Mais les Muria ont l'esprit de faire le meilleur usage de cet état de fait, tout en conservant leur capacité psychique de bonheur sexuel. Le calme niveau de l'affection (qui est presque celui de l'âge mûr) auquel ils parviennent alors qu'ils sont encore au matin de leurs jours, s'exprime dans la camaraderie et l'harmonie merveilleuses du meilleur des ghotuls, et dans l'affection ambiante qui ne laisse point place à la jalousie et à l'esprit de possession. Tous ceux qui ont passé un certain temps dans un bon ghotul ont pu le remarquer, les garçons et les filles forment une petite république unie, loyale, amicale ; ils ont de toute évidence beaucoup d'affection les uns pour les autres ; un sentiment romanesque profond, généreux et collectif les unit. Ils semblent vraiment vivre dans une sorte de ferveur. […] À la chaleur diffuse et tendre d'une affection collective, une fille se fait belle non seulement pour un unique garçon, mais pour tous les garçons, et pour l'honneur et les délices du ghotul. Les garçons tambourinent et dansent pour leurs amantes, c'est vrai, mais aussi pour émouvoir et satisfaire toute la compagnie des motiari. » (p. 250)
6. « Il n'y a pas de plus grand crime au ghotul que de révéler au village un secret de cette nature [c-à-d. qu'une fille est enceinte et elle n'a pas avorté]. Pendant ce temps, la jeune fille peut s'enfuir avec le même amant, ou au autre, et se marier tranquillement ailleurs. Si c'est la saison des mariages, il n'est pas rare de voir les parents précipiter le mariage de leur fille avec son fiancé désigné, sans parler de quoi que ce soit à quiconque. […]
Si aucune de ces solutions n'est possible, le chef et les anciens du village tiennent un panchayat dans le ghotul, auquel doivent assister tous les chelik et toutes les motiari. Le chef dit : "De quelle main est ceci ? À qui est ce ventre ?" Le jeune fille ne dit rien, mais se dirige vers le garçon responsable et lui prend la main. Si les parents de son fiancé sont présents, le chef dit : "Voyez, votre bien est gâté ; le désirez-vous encore, oui ou non ?" Puis il se tourne vers la jeune fille et lui dit, faisant allusion au fiancé : "Désirez-vous encore ce garçon, oui ou non ?"
Deux cas peuvent se présenter. Si le fiancé de la jeune fille veut bien la garder et si elle ne fait pas d'objection, le mariage est célébré aussitôt que possible. Le chelik responsable de la grossesse doit payer une certaine compensation au mari, en même temps qu'une amande au panchayat. Ceci arrive plus communément qu'on ne pourrait s'y attendre : si une jeune fille est enceinte, même d'un autre garçon, c'est au moins une preuve qu'elle n'est pas stérile. Sur les 80 grossesses dont j'ai parlé, la jeune fille, dans 26 cas seulement, a épousé son amant ; dans les 54 autres cas, elle a épousé son fiancé.
Quand la jeune fille refuse d'épouser son fiancé, ou bien si ce dernier a décidé qu'il ne voulait plus d'elle, comme cela s'est produit dans les 23 cas rapportés ci-dessus, elle déclare au panchayat : "C'est ce garçon qui m'a donné ce ventre. Je veux aller avec lui et ne jamais le quitter." À ces paroles, les parents insultent leur fille, car cette solution signifie pour eux une perte d'argent, et les anciens font à chacun un discours pour faire remarquer qu'on n'aurait jamais vu ça de leur temps, et qu'avec un peu de soin on pourrait éviter ces sortes de scandales. » (pp. 298-299)
7. « Le Lamhada [littéralement : "le garçon qui est en gage"] est fiancé à la jeune fille suivant le mode habituel, puis il vient chez son beau-père où il est traité comme un membre de la famille. S'il a vécu jusqu'ici dans un autre village, il doit quitter son ghotul et rejoindre le ghotul où sa future épouse est une motiari. Il prendra une femme de ghotul ou une partenaire temporaire selon le cas, et il va vivre avec elle en même temps qu'il est en service pour sa fiancée. Nous pouvons alors nous trouver en face d'une situation intéressante : si un Lamhada quitte un village pour un autre village où se trouve un ghotul 'jodidâr' [dont la règle est la fidélité à un seul partenaire], il se trouve avoir deux nouvelles jeunes filles : l'une est sa fiancée, avec laquelle il ne doit avoir aucune relation, et l'autre est sa femme de ghotul avec laquelle il cohabitera régulièrement. » (p. 380)
8. « La prostitution est inconnue, impensable. Aucune motiari n'a jamais donné son corps pour de l'argent. L'homosexualité, la sodomie, la bestialité sont choquantes, indignes de chelik ou de motiari qui ne s'y livrent jamais. La société muria ne connaît pas davantage la vieille fille maigre et frustrée, ni le névropathe qui prolifère dans l'ashram moderne de l'Inde, avec ses conceptions desséchées et ses jugements hargneux.
[…] Nous ne devons pas oublier en même temps qu'il y a beaucoup de choses dans notre société qui choqueraient et froisseraient les Muria. Les écoles secondaires d'Angleterre scandaliseraient le chelik, avec leur atmosphère de compétition, les châtiments corporels, les brimades, la tyrannie mesquine des grands, la ségrégation avec les vices qui l'accompagnent, la fréquence de l'homosexualité, la fréquentation en cachette des jeunes filles, le culte du sport sans aucun lien avec la vie réelle. La prostitution dans nos villes lui semblerait une abomination, et il serait rempli de pitié pour les célibataires et de craintes sur leur destinée après la mort.
[…] Le missionnaire, probablement, embrasse sa mère et sa sœur, et il permet certainement à sa femme en période menstruelle de faire la cuisine et de toucher à l'eau – toutes choses qui feraient horreur au Muria. Le Muria critique souvent l'Hindou parce qu'il laisse les enfants dormir dans la même pièce que les parents, ce qu'il juge beaucoup plus immoral que de les envoyer se coucher avec les autres enfants au ghotul. Les installations sanitaires de nombreuses maisons brahmines choquent le Muria qui regarde aussi comme indigne et dégradante l'attitude des Hindous envers les intouchables, le remariage des veuves et le purdah. S'il est assez réfléchi, le Muria ne manquera pas d'insister sur le fait que l'Occidental, dont la civilisation se caractérise par tous les défauts antisociaux – violence, jalousie, adultère et guerre – est bien mal placé pour venir critiquer son ghotul calme, paisible, heureux, utile. » (p. 432)
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