[Dernier carré : bulletin de la Société des amis de la fin du monde. 4 | Baudouin de Bodinat, Marlène Soreda]
Les bêtes efflanquées de l’apocalypse.
Pris dans une lecture frénétique du "Dernier carré", déjà le numéro 4 !, comme si le temps était compté, on peut encore goûter à la prose bodinesque pour un ultime raout à l'eau claire, rassemblant les gueux lettrés d’une cour des Miracles disséminée, archisuppôts, aficionados et happy few du roi des argotiers, Baudouin Ier, qui vont tout perdre et l'honneur en plus. Il faut reconnaître que Bodinat a l'art de l'oraison jaculatoire agnostique, chant funèbre adressé à la Terre d'où Dieu s'est absenté depuis un bail. Une nouvelle fois, le lecteur se mange des torgnoles gratinées en guise d'amuse-gueule. Il n'y a rien à faire. Les faits sont têtus. Bodinat a raison. On sait que ça vient mais on en ignore toujours le mode opératoire, l’enchaînement des conséquences. Les quatre éléments décrivant la matière depuis l'Antiquité sont aujourd'hui chahutés. L'air développe des ouragans à répétition. L'eau modifie ses cycles et s'abat en trombe subitement pour ensuite se raréfier dramatiquement. Le niveau des océans monte. Le feu ravage des montagnes et des étendues forestières inimaginables. Les thermomètres s'affolent. La terre malmenée se désertifie. Raréfaction des ressources, pollution multiple et mondiale, extinction de masse, surpopulation, gaspillage et bientôt mouvements humains colossaux, le scénario est posé, l'apocalypse est en marche, s'extirpant d’un tableau de Brueghel comme « Le Triomphe de la mort » (1562). Dans cette allégorie extraordinaire, l'hébétude du jeune noble tirant son épée face à une armée de squelettes invincibles en dit long sur la cécité inhérente à l'espèce humaine. "À la vue du cimetière, Estaminet", Baudouin de Bodinat narre avec talent, justesse, économie de moyen la fin du monde annoncée. Ses mots frappent en cadence alors que la phrase s'étire voluptueusement jusqu'au coup de fouet final, au tour d'écrou supplémentaire, au dernier mot qui serre la vis et le quiqui. Les exemples s'emboîtent, les preuves s'amoncellent. Parfois une comparaison littéraire magnifie la noirceur du propos, ici la Chute de la maison Usher d’Edgar Poe, là-bas le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Ces onze pages apéritives frisent le sublime c’est-à-dire l’effroi tant l'orchestration du chaos par le verbe le rend visible, presque tangible. "Le magasin à poudre" prend le relais et parle du Jour du dépassement, le 24 décembre en 1971, le 29 juillet en 2019, soit le moment dans l'année où l'humanité a tout consommé de ce que la nature pouvait produire en un an. Il y est aussi question de la pollution plastique avec 13 millions de tonnes versés chaque année dans les océans et de tant d'autres vilenies perpétrées constamment, sans état d'âme. Heureusement, l'ami Valyn, qui nous vient de loin, en 1881, explique comment nettoyer son fusil de chasse. Tout un programme. Par les temps incertains qui courent, lire "Dernier carré" fait un bien fou.
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