La remise en doute des rôles et stéréotypes genrés dans une recherche d'égalité entre les sexes, les nouvelles formes de parentalité hétéro- et homosexuelles à l'heure du « démariage », les formes familiales dites « sans père » (monoparentalité, homoparentalité féminine, GPA, etc.), et enfin le discours post-lacanien du « déclin du Nom-du-Père » incitent à poser la question : « Qu'est-ce qu'un père ? » Et toute réponse risque fort de constituer un énoncé normatif voire prescriptif, auquel l'auteur se refuse absolument. La clinique impose au contraire de prendre acte d'une diversité et d'une pluralité des paternités. Si Mélanie, 8 ans, élevée en famille d'accueil, affirme avec un mélange d'assurance et de gêne qu'elle a 4 papas, peut-être nous oblige-t-elle à nous questionner désormais « sur l'insuffisance de notre langue pour rendre compte de la diversité et de la complexité des places, des fonctions et des identités qui composent, animent et organisent aujourd'hui les liens familiaux en général et la paternité en particulier. » (p. 30).
Une fois liquidée la rhétorique de « la société sans père », le corps du texte s'attelle à analyser les paternités comme étant fondées sur un mélange « de sang et de sentiment » dans lequel le naturel est toujours problématique que le test ADN ne simplifie guère. Il est question de « désir d'enfant », de « fibre paternelle », et toujours de volonté et de fantasme d'un homme confronté à sa propre expérience de filiation de son père. Il est aussi question du cadre social et normatif de la paternité admise, préconisée, prescrite ou interdite, par exemple dans le cas de l'intervention de l'autorité judiciaire lors d'une séparation avec garde d'un enfant mineur. En somme, dans une perspective tout à fait congruente avec la théorisation d'Irène Théry (plusieurs fois citée), il est question d'une réponse subjective créative à l'environnement normatif social dans lequel l'individu évolue. Cependant, pour nourrir son imagination, le père occidental contemporain dispose aussi de quelques modèles archétypaux d' « illustres paternités » : « Joseph, père de... », « Œdipe, fils de... », « Le sacrifice d'Isaac », le « Petit papa Noël » (de plus en plus consumériste, de moins en moins l'envers du père fouettard), et enfin « Mon père, ce héros... » (hagiographie parfois posthume d'une figure d'identification qui nourrit le narcissisme...). En guise de conclusions, « des points de re...pères » : « Trop de père tue le père », « Se passer du père ? » et « Qu'est-ce qu'un père ? » qui, à défaut de céder en donnant les réponses dont tout le livre s'est défendu, ouvre sur une analogie avec la langue et la grammaire (cit. 5) qui me semble tout à fait éclairante.
Cit. :
1. [rôle paternel relatif au rôle maternel] « La réduction de la fonction du père dans la vie de l'enfant à un assemblage de comportements constituant un rôle ne peut durablement se soutenir par l'analyse, fût-elle différentielle, de l'observation d'une norme, d'une fréquence ou d'une moyenne d'apparition de ces comportements. La prétendue vérité sur le rôle du père relève, en l'occurrence, de l'édification en norme statistique d'une observation quantifiable qui, si elle fonde une forme de valorisation de l'implication des pères dans la vie du nouveau-né au nom de la spécificité du petit enfant, n'en appelle pas moins tout autant à une forme de conformisme de la conduite à un modèle édifié et dès lors prescrit, faisant le lit des discours sur la compétence parentale et son évaluation !
D'un point de vue épistémologique, cette psychologie différentielle selon le genre s'obstine à méconnaître que les conduites humaines observables, masculines en l'occurrence, sont le résultat d'une contrainte sociale puissante qui conduit l'observateur à ne recueillir que l'effet de la norme en vigueur sur les comportements des individus selon qu'ils sont hommes ou femmes. » (pp. 9-10)
2. [désir d'enfant] « Il s'agit, d'une part, du pouvoir du désir qui vient voiler le réel du corps de l'enfant d'une bienfaisante et persistante illusion méliorative que l'immaturité du bébé autorise. En effet, son indéfinition ("néoténie", dit-on) le constitue en surface propice à la projection du fantasme parental dont la première empreinte vient s'inscrire dans le choix du prénom qui vient le désigner, c'est-à-dire le signifier.
D'autre part, il y a le pouvoir du discours courant, illusion collective, à ré-enchanter le monde. La naissance est, dit-on communément, un "heureux" événement, le nouveau-né est "magnifique", "adorable", en tout point semblable à ce que l'on attendait et dont il est permis d'espérer – sa plasticité psychique, sinon neuronale, aidant – qu'à force de le désirer comme tel il se conformera peu ou prou à la mission qu'on lui assigne : satisfaire le désir maternel ! Le destin de l'enfant viendra pour une part confirmer cette aspiration. Un certain temps du moins...
[…]
Mais en quoi le père, au motif qu'il s'est fait homme, échapperait-il, dès lors, à cette logique qualifiée de "maternelle" ? Et si le père était, dans son rapport désirant à l'enfant, tout compte fait, une mère comme les autres... Le quotidien de nos consultations vient confirmer cette hypothèse : les hommes souffrent, tout autant que les femmes, des problématiques liées à la séparation d'avec l'enfant !
Ceci dit, l'expression "désir d'enfant" comporte une ambiguïté peu souvent relevée : et si ce désir remontait à l'enfance même de l'homme qui devient père ? » (pp. 56, 60)
3. [expérience de la paternité] « Devenir père est d'abord et avant tout une expérience sensible en tant qu'elle mobilise de manière singulière le désir d'un sujet orienté vers l'enfant, réveillant nostalgiquement une expérience passée (avoir été attendu, aimé, investi) et idéalement une tension vers l'avenir qui défie le temps.
Que l'enfant (voulu ou pas) soit l'occasion d'une expérience émotionnelle, réveillant chez le père ou l'homme en passe de le devenir, des sentiments plus ou moins intenses suppose, quoi qu'il en soit, que cet enfant ait eu préalablement une place "dans son cœur", c'est-à-dire dans son fantasme. Un enfant est rêvé avant que d'être désiré. Un enfant doit être fantasmé pour être aimé. C'est-à-dire que l'être-père dans sa version sentimentale, en tant que celle-ci constitue l'enfant à venir en objet d'amour, suppose du père qu'il le rêve, l'espère, l'imagine. Voilà ce à quoi la modernité donne désormais droit, plus explicitement qu'auparavant. De là à chercher à instaurer du côté du sentiment une quelconque certitude sur le père, il n'y a qu'un pas ! » (pp. 63-64)
4. [réponse individuelle à la question « Qu'est-ce qu'un père ? »] « De fait, l'individualisation de la référence – dont le culte de l'ego constitue une déclinaison très actuelle – laisse à chacun la liberté et la responsabilité d'improviser selon son moi, son histoire ou son humeur ! Convenons que cette liberté, à maints égards si précieuse, peut paraître à d'aucuns lourde à porter et à d'autres quelque peu risquée ! Certains s'en réjouissent, qui tiennent cette liberté d'improvisation pour une revanche sur la dureté – qu'il fût agi d'un rôle de composition ou pas – de leur père dont ils se vengent ou qu'ils réparent, c'est selon. Quelques autres, faute de ressources psychiques, culturelles ou économiques suffisantes, se réfugient dans la tentation de la restauration de l'ordre ancien pour ne pas perdre leur dignité à se sentir impuissants ou, tout simplement, baisser les bras. Quand ils ne s'en remettent pas à l'autorité de la mère quant à savoir comment se comporter, au risque d'être destitué, de facto, de quelque autorité que ce soit, parfois celle même de l'adulte qu'ils sont pourtant. » (p. 88)
5. [limites de la subjectivité de la paternité] « Toute faculté propre à notre condition humaine s'incarne, s'éprouve, se met en scène d'une manière ou d'une autre socialement, s'interprète singulièrement et se normalise collectivement. Bien sûr qu'être père se vit à l'intersection d'un désir singulier et d'une loi sociale dans la dimension d'une expérience subjective ou, plus précisément, intersubjective. Mais ce faisant, il n'est là question que de la face visible, investie socialement et subjectivée d'une fonction sous-jacente et nécessaire, en ce sens qu'elle seule nous donne tout à la fois la possibilité d'en incarner la figure et tout à la fois la liberté de le faire diversement... Reprocherait-on au linguiste de mettre à jour les principes logiques de la grammaticalité, comme faculté spécifiquement humaine à analyser et combiner du son et du sens, au motif qu'il ne dirait rien ou pas grand-chose de la pratique actuelle de la langue dans les cours des collèges ou des lycées ? » (p. 129)
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