[TDS - Témoignages de travailleuses et travailleurs du sexe | Tan]
Depuis longtemps, je recherchais un recueil de témoignages de travailleurs et travailleuses du sexe, puisque j'avais l'intime conviction que les raisons invoquées par les militants de l'abolitionnisme et celles, inverses, des militants de la protection des droits des prostitué.e.s représentaient (et possédaient des représentations) des personnes ayant des trajectoires et des profils sociologiques totalement différents. Quels points en commun existent-ils, en effet, entre l'exercice des métiers du sexe par les escorts et les camgirls de luxe, les dominatrices et strip-teaseuses dotées d'un fort capital financier et culturel et celui des sans-papiers, pour certains SDF et/ou à la santé atteinte : femmes, hommes ou transgenres souvent rackettés ne serait-ce que par les passeurs à qui ils doivent le remboursement du prix de leur voyage ? Et entre tous les autres, dont le stigmate principal consiste d'abord et surtout en la dénégation de leur parole et de leur individualité ?
Les trois douzaines de témoignages et entretiens recueillis par Tan, elle-même versée dans l'anthropologie, la sexologie et ayant exercé le métier de dominatrice professionnelle, bien que sur-représentant largement les femmes qui possèdent des compétences discursives et des qualités intellectuelles indiscutables, parmi lesquelles figurent aussi des responsables de syndicats et d'associations communautaires, ont assurément le mérite de révéler une très grande variété de personnalités et de motivations. Le lecteur de bonne foi ne peut en ressortir que bien plus conscient des véritables enjeux de la protection de personnes dont les droits les plus fondamentaux (à la santé, à la protection contre les agressions, au logement, à l'autorité parentale, à un minimum d'organisation et de solidarité entre collègues, voire même à disposer librement – elles-mêmes ou leurs conjoints – des revenus de leurs activités) sont grandement mis à mal par une législation hypocrite et répressive unanimement contestée.
Si la qualité littéraire des témoignages peut faire douter de leur représentativité – mais l’exhaustivité de l'échantillonnage n'est pas revendiquée par l'autrice – et même de leur spontanéité – le problème éternel de la transposition écrite des verbatims d'entretiens – elle garantit néanmoins une lecture très agréable et la personnification des « personnes concernées » dans leur multiplicité et leur singularité, alors que d'habitude l'expression des victimes de la stigmatisation est, par définition, bloquée par la réserve. De surcroît, l'on bénéficie d'une palette de positions qui relèvent, dans leur diversité, des conceptions multiples du féminisme au sens de la critique du patriarcat et, pour la plupart, de celle du capitalisme.
La quatrième partie du livre – qui occupe les cent dernières pages – contient un très utile rappel du contexte du travail du sexe, notamment dans son cadre juridique, ainsi qu'une déconstruction très détaillée des thèses abolitionnistes, en particulier de leurs arguments quantitatifs qui sont qualifiés de mensongers. L'essai se termine par une énonciation des revendications des syndicats des associations professionnelles et, en guise de postface, d'un ultime témoignage qui émane sans aucun doute d'une militante.
Cit. :
1. « La loi de pénalisation des clients a pour conséquence l'exact opposé de ce qu'elle prétend apporter. Tu pourras me dire : tu as une meilleure idée ?
Et je te répondrai que oui, on en a plein, nous, les personnes concernées. Considère-nous comme des êtres humains, des personnes lucides, qui savent de quoi elles parlent et qui ont toute leur tête. Réalise qu'on est uniques, chacun et chacune, qu'on a une histoire, une façon de vivre notre travail. Comme dans tous les métiers du monde. Prends conscience que si tu as un problème avec le travail du sexe au point de lutter contre, tu as un souci avec ce sujet en toi. Quelque chose à travailler. Que tu projettes sur nous. Parce que ce qui différencie le TDS des autres métiers, c'est l'aspect sexuel. Alors regarde-toi dans un miroir et demande-toi : c'est quoi mon rapport à la sexualité ? Quand tu auras compris, viens te battre avec nous pour qu'on ait des droits.
Parce qu'on ne milite pas pour dire que le travail du sexe, c'est bien ou pas. On milite pour les personnes qu'il y a derrière, pour leurs vies et pour leur bonheur. Et la vie et le bonheur, pour ma part, ce sont les plus belles choses à défendre. » (pp. 18-19)
2. « Racontant ma vie de putain en mêlant pédagogie et surtout humour, sans cacher non plus les côtés sombres, mais en expliquant les causes et les solutions possibles, j'essaye de rendre mon personnage sympathique, empowerant, et de faire ainsi réfléchir sous d'autres angles au travail du sexe. J'observe une bonne efficacité sur les personnes n'ayant jamais réfléchi au sujet ou les neutres, ainsi que sur certains profils d'abolitionnistes mous... mais soupire parfois du fait qu'il faille se rendre sympathique pour être écouté. […] Les putes d'extrême droite, les stupides, les agressives, les pas drôles, elles aussi ont le droit d'être protégées ; nous n'avons pas à être des victimes sympathiques pour être plaintes... Mais bon. Ça fonctionne, ça me fait du bien et ça entre dans mes compétences, l'autofiction, alors allons-y. » (pp. 92-93)
3. « Me voici donc pur produit du patriarcat. Blesser ou frustrer un homme, ça me semblait bien pire que de passer un moment nul au lit, sans aucune contrepartie, à faire des choses sexuelles que je n'avais pas envie de faire, ou du moins pas avec lui, ou pas à ce moment-là, ou pas de cette façon-là. Mon corps appartenait plus aux hommes qu'à moi.
La première fois que je me suis prostituée, cette sensation, que j'avais si souvent ressentie dans les rapports sexo-affectifs plus ou moins désirés avec les hommes de mon entourage, a disparu. Idem pour les passes qui ont suivi.
Si le sexe avec un client est chouette, tant mieux. Si le sexe avec un client est nul, tant pis. Quoi qu'il en soit, à la fin, je repars avec une contrepartie : mon fric et le sentiment, qui n'a pas de prix, que mon corps est pleinement à moi. Je ne vends pas mon corps quand je suis pute, je ne le loue même pas. Je suis juste payée pour un service. Je me sens plutôt comme une infirmière du sexe, ou même, souvent, une infirmière de la tendresse. » (pp. 102-103)
4. « Ce domaine est le seul qui réunit trois piliers de construction de soi ou résistance aux pénibilités de la vie via trois principes libertaires fondamentaux : non-engagement, non-jugement, non-performance. Ces trois principes, vous ne les trouverez jamais entièrement dans la sphère familiale, professionnelle et sociale.
Ici personne n'est obligé.e de revenir, donc personne ne tient de promesse.
Ici personne n'est jugé.e pour son appartenance sociale, son apparence, ses défauts ou qualités.
Ici personne n'a un devoir de performance.
Oui, mon travail n'est pas accessible, du fait des lois et de sa nature, mais c'est ce qui fait que je le défends. Car son objectif n'est aucunement nuisible, mais sa stigmatisation, d'où découlent les loi, si. » (pp. 115-116)
5. « Quand je n'allais pas bien, je savais qu'il ne fallait pas faire ce choix, que ça n'allait pas être une expérience positive, que j'allais mal le vivre et que ça risquait d'avoir des conséquences sur mon mental. Et ça fait un an à peu près que j'ai décidé de m'affirmer, de m'exprimer davantage, de poser des limites... Le travail du sexe m'aide beaucoup : apprendre à poser les limites est plus simple pour moi avec des inconnus qu'avec mes proches, que j'ai peur de perdre ou de blesser si je dis ou fais quoi que ce soit qui ne soit pas ce qu'il fallait dire ou faire à ce moment-là. Avec les clients, je n'ai pas cette peur-là, je m'en fiche. Si ça ne convient pas, il n'y a pas de rendez-vous, et voilà. » (p. 149)
6. « Alors écoutez-nous. Lisez-nous. Prenez conscience qu'il n'y a pas qu'un seul parcours de travailleurs et travailleuses du sexe. Prenez conscience que tous sont singuliers et uniques. Prenez conscience que personne n'a la même trajectoire. Prenez conscience qu'il y a énormément de personnes neuroatypiques dans le travail du sexe. Prenez conscience qu'elles sont extrêmement compétentes à bien des niveaux, autant sur le plan psychologique que sur le plan social que sur le plan technique. Et non, mon travail, ce n'est pas uniquement de faire fantasmer, c'est toutes ces compétences, c'est toutes ces qualités. » (p. 238)
7. « […] Les militant.e.s et les "expert.e.s" abolitionnistes ne sont pas des chercheurs.ses au sens scientifique du terme. Les chiffres qu'iels utilisent sont pour la plupart faux, tordus, manipulés, inexacts ou obsolètes. Ces manipulations ont des conséquences désastreuses puisqu'elles s'immiscent dans les décisions politiques prises sans la participation des premie.re.s concerné.e.s. Ces chiffres sont avancés dans les écoles de travail social ou de la magistrature, dans les rapports institutionnels et même à l'Assemblée nationale et au Sénat. Des lois sont votées et appliquées en se basant sur des données vagues et des affirmations fallacieuses. » (pp. 348-349)
8. « Mais les notions de choix et de consentement ne sont pourtant pas aussi binaires que certain.e.s voudraient le croire. Chacun.e doit faire face à des contraintes économiques ou sociales : plus les contraintes sont importantes, moins il y a de marge pour exercer de réels choix. Ce sont donc les personnes les moins privilégiées qui ont le moins le choix d'avoir recours à la prostitution comme stratégie de survie dans un monde capitaliste : les personnes migrantes sans papiers, racisées, transgenres, allophones, précaires, malades ou handicapées, jeunes, endettées ou isolées, etc. A contrario, les personnes les moins contraintes sont celles qui ont un éventail plus ou moins large d'options, mais qui considèrent que le travail du sexe leur convient, en raison du salaire, du choix des horaires ou même de l'activité elle-même. C'est pour cela que l'opposition entre "contraintes" et "ayant le choix" est extrêmement réductrice : on parle plutôt d'un continuum de contraintes. » (p. 382)
9. « C'est comme si les paroles des travailleur.euses du sexe étaient sans cesse reléguées à des régimes d'exception du langage. Nous devons nécessairement nous inscrire dans des systèmes binaires de répartition des vécus : empowerment absolu ou victimisation totale. Que faire, dans cette perspective, de nos accrocs, de nos accidents, de nos espoirs, de nos errances, de nos doutes, de nos luttes ? De tous ces moments interstitiels, transitoires, qui ne répondent à aucune curiosité, qui ne viennent satisfaire aucune idéologie ?
[…] Aurons-nous toujours à témoigner contre ?
Aurons-nous toujours à répondre aux mêmes questions ? Liberté ou non. Choix ou non. Souffrance ou non.
Que faire de nos vraies histoires, de nos vraies narrations – celles que nous voulons porter ? Quel est l'avenir de nos récits, de nos corps, de nos expériences s'ils ne sont jamais compris et entendus pour eux-mêmes ? Si on les suspecte sans cesse de ne correspondre à aucune réalité. » (pp. 390-391)
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