Dans ce petit volume, l'auteure féministe très connue Benoîte Groult compose, en deux parties égales, une assez brève biographie de la femme de lettres et révolutionnaire Olympe de Gouges – que l'on n'associe généralement qu'à sa Déclaration des Droits de la Femme de 1791 – suivie d'une anthologie de quelques écrits politiques de la protagoniste.
La biographie est suffisamment riche pour faire état d'une pensée ainsi que d'un engagement plus articulés que le seul militantisme féministe et révolutionnaire. Les textes, même si la sélection privilégie les « placards » et autres articles de circonstance courts outre la célèbre Déclaration, suffisent à me faire douter que cette dernière soit son écrit le plus intéressant, le plus abouti ou le plus représentatif de sa philosophie. Toutefois, la perspective propre à Groult tend à s'attarder principalement sinon exclusivement sur l'immense ostracisme misogyne auquel Olympe fut confrontée dans toutes les étapes de sa vie, par une pléthore de citations dédaigneuses, sarcastiques, abaissantes, calomnieuses, qui, à mon avis, faillissent à élucider deux points absolument essentiels de son parcours : de quelle formation culturelle et de quels appuis sociaux l'héroïne put-elle bénéficier pour mûrir d'un état de probable semi-illettrisme (de surcroît, étant Occitane, elle ne tenait même pas le français pour sa langue maternelle) à une sophistication intellectuelle et littéraire tout à fait remarquable ; et de quelle manière le mépris contre son sexe et l'humiliation contre sa personne – en particulier l'accusation d'immoralité (Restif de la Bretonne l'avait placée dans sa « Liste des Prostituées de Paris ») – se métamorphosèrent en haine et rivalité politiques aussi profondes que son arrestation et sa décapitation paraissent vraisemblablement dues à une hostilité personnelle de Robespierre.
Née en 1748 dans une famille relativement modeste comme fille illégitime jamais reconnue d'un marquis lettré, Marie Gouze alias Olympe de Gouges est mère et aussitôt veuve à dix-sept ans lorsqu'elle « monte » à Paris, et « elle inspire une passion durable à un riche célibataire » qu'elle refusera d'épouser, malgré son manque d'instruction et de patrimoine. Sa carrière littéraire commence en 1785 par le théâtre, en particulier par une pièce intitulée Zamore et Mirza qui dénonce l'esclavage et la traite négrière. Si elle se met à dos à la fois les Comédiens-Français et le lobby très puissant des colons, il est aujourd'hui encore passionnant qu'elle ait opéré d'emblée le lien entre l'oppression des Noirs et celle des femmes, et qu'un thème aussi polémique et socialement critique soit abordé pour le première fois au théâtre par elle, une femme. Dans les années suivantes, ses œuvres dramaturgiques conservent la marque de cet engagement politique : par ex. dans Les Vœux forcés (sur les jeunes filles non dotées contraintes à prendre le voile), dans son ode funèbre à Mirabeau, intitulée Mirabeau aux Champs-Élysées (1791). Olympe de Gouges possède désormais une telle renommée comme dramaturge qu'elle peut se permettre de défier Beaumarchais à une joute publique.
Parallèlement, depuis 1788 et durant les années de la Révolution, elle publie ses premières brochures politiques : « La lettre au peuple ou projet d'une caisse patriotique », puis les « Remarques patriotiques » dans lesquelles se dessine le contour de son action révolutionnaire. Celle-ci est caractérisée par des propositions très concrètes, en dehors d'un cadre théorique unitaire : un projet d'assistance sociale pour les vieillards et les enfants d'ouvriers au lieu de la charité, des ateliers publics pour ceux qu'on appellerait plus tard les chômeurs, l'aménagement hospitalier des maternités, au sens et selon nos exigences modernes de l'hygiène, au lieu des hôtels-dieu. Ensuite, elle prônera l'instauration d'une contribution fiscale volontaire pour redresser la dette, un impôt sur le luxe, la construction d'un second théâtre national aux côtés de la Comédie Française, l'abolition de l'esclavage, une réforme de l'institution matrimoniale assortie du droit au divorce et d'un statut équitable pour les enfants naturels. Il est évident qu'elle n'aspire pas à créer une théorie féministe qui aille au-delà de l'égalité formelle des femmes et des hommes devant la loi – cf. par ex. l'art X de la Déclaration : « […] la femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune [...] » – et d'une exhortation à la solidarité « sororale » des femmes. De même, du point de vue révolutionnaire, il apparaît qu'elle a évolué d'un soutien à une monarchie constitutionnelle égalitariste entre les « trois états » avec accès des femmes à toute fonction et administration, à un républicanisme modéré en ligne avec les Girondins et très opposé à Robespierre et Marat. Elle est pragmatique en politique et s'attelle à des problèmes spécifiques face auxquels elle propose des solutions concrètes, souvent avec autant d'humour que de confiance en elle : « Les Merveilleux de la Cour crièrent à l'audace et prétendirent qu'il valait mieux que je fisse l'amour que des livres. J'aurais pu les en croire... s'ils avaient été en mesure de me le persuader ! » (cit. p. 52).
Cit. :
1. « Je lègue mon cœur à la Patrie, ma probité aux hommes, ils en ont besoin. Mon âme aux femmes, je ne leur fais pas un don indifférent ; mon génie créateur aux auteurs dramatiques, il ne leur sera pas inutile, surtout ma logique théâtrale au fameux Chénier ; mon désintéressement aux ambitieux, ma philosophie aux persécutés, ma religion aux athées, ma gaieté franche aux femmes sur le retour. Et tout les débris qui me restent d'une fortune honnête à mon héritier naturel, à mon fils, s'il me survit. » (cit. p. 78)
2. [Sur l'émancipation des esclaves] « La liberté des Nègres fera quelques déserteurs, mais beaucoup moins que les habitants des campagnes françaises. À peine les jeunes villageois ont obtenu l'âge, la force et le courage, qu'ils s'acheminent vers la capitale pour y prendre le noble emploi de laquais ou de crocheteur. Il y a cent serviteurs pour une place, tandis que nos champs manquent de cultivateurs. » (p. 132)
3. [Ex : Postambule de la Déclaration des Droits de la Femme] « Craignez-vous que nos législateurs français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée aux branches de la politique, mais qui n'est plus de saison, ne vous répètent : femmes, qu'y a-t-il de commun entre vous et nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S'ils s'obstinaient, dans leur faiblesse, à mettre cette inconséquence en contradiction avec leurs principes, opposez courageusement la force de la raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous sous les étendards de la philosophie ; déployez toute l'énergie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux, nos serviles adorateurs rampant à vos pieds, mais fiers de partager avec vous les trésors de l'Être Suprême. Quelles que soient les barrières que l'on vous oppose, il est en votre pouvoir de vous en affranchir ; vous n'avez qu'à le vouloir. » (pp. 165-166)
4. « "Forme de Contrat social de l'homme et de la femme"
Nous N et N mus par notre propre volonté, nous unissons pour le terme de notre vie, et pour la durée de nos penchants mutuels, aux conditions suivantes : Nous entendons et voulons mettre nos fortunes en communauté, en nous réservant cependant le droit de les séparer en faveur de nos enfants, et de ceux que nous pourrions avoir d'une inclination particulière [c-à-d. d'une relation extra-conjugale], reconnaissant mutuellement que notre bien appartient directement à nos enfants, de quelque lit qu'ils sortent, et que tous indistinctement ont le droit de porter le nom des pères et mères qui les ont avoués, et nous imposons de souscrire à la loi qui punit l'abnégation de son propre sang. Nous nous obligeons également, au cas de séparation, de faire le partage de notre fortune, et de prélever la portion de nos enfants indiquée par la loi [...] » (p. 171)
5. [Ex : Défense d'Olympe de Gouges face au Tribunal Révolutionnaire – 1793]
« […] Les lois républicaines nous promettaient qu'aucune autorité illégale ne frapperait les citoyens ; cependant un acte arbitraire, tel que les inquisiteurs, même de l'Ancien Régime, auraient rougi d'exercer sur les productions de l'esprit humain, vient de me ravir ma liberté, au milieu d'un peuple libre.
À l'article 7 de la Constitution, la liberté des opinions et de la presse n'est-elle pas consacrée comme le plus précieux patrimoine de l'homme ? Ces droits, ce patrimoine, la Constitution même, ne seraient-ils que des phrases vagues, et ne présenteraient-ils que des sens illusoires ? Hélas ! j'en fais la triste expérience ; républicains, écoutez-moi jusqu'au bout avec attention. Depuis un mois, je suis aux fers ; j'étais déjà jugée, avant d'être envoyée au tribunal révolutionnaire par le sanhédrin de Robespierre, qui avait décidé que dans huit jours je serais guillotinée. Mon innocence, mon énergie, et l'atrocité de ma détention ont fait faire sans doute à ce conciliabule de sang, de nouvelles réflexions ; il a senti qu'il n'était pas aisé d'inculper un être tel que moi et qu'il lui sera difficile de se laver d'un semblable attentat ; il a trouvé plus naturel de me faire passer pour folle. Folle ou raisonnable je n'ai jamais cessé de faire le bien de mon pays ; vous n'effacerez jamais ce bien et malgré vous votre tyrannie même la transmettra en caractères ineffaçables chez les peuples les plus reculés ; mais ce sont vos actes arbitraires et vos cyniques atrocités qu'il faut dénoncer à l'humanité et à la postérité. » (pp. 195-196)
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